Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF
Pour situer le texte :
La seconde partie de l’évangile de Jean, appelée parfois le « Livre de la Gloire », s’ouvre solennellement par l’épisode du lavement des pieds, en un premier triptyque : Jésus lave les pieds de ses disciples, un dialogue avec Pierre suite à son refus, enfin une recommandation à se laver les pieds les uns les uns les autres suivant cet exemple. Vient ensuite un deuxième triptyque, qu’on pourrait dire de la trahison : Judas sort malgré sa reconnaissance, Jésus annonce que la fin est désormais achevée et recommande à ses disciples se s’aimer les uns les autres, Pierre se voit annoncer son reniement. Vient ensuite un long discours-testament, avant la sortie au jardin des Oliviers…
Le passage qui nous est donné aujourd’hui est le panneau central de ce second triptyque, amputé il est vrai d’un phrase en son milieu, qu’il nous faudra bien rétablir pour ne pas trahir le sens (même si la trahison est le thème du triptyque !!!).
Mon modeste commentaire :
« Quand donc il est sorti… » : la parole qui va être prononcée est une conséquence de la sortie de Judas. Jésus s’est troublé, après ce bel épisode du lavement des pieds, traitement dont tous ont bénéficié de sa part. Il s’est troublé parce que « un de vous me livrera« . Bien sûr, les disciples n’ont pas considéré son état d’âme, mais ce sont centrés sur eux-mêmes : de qui s’agit-il ? S’allongeant sur la poitrine du maître, à l’instigation de Pierre, « le disciple que Jésus aimait » lui a posé directement la question, et celui-ci n’a pas refusé de répondre, au contraire : il a donné à Judas une bouchée trempée, et lui a dit : « Ce que tu fais, fais-le vite« . Une parole qui reste obscure pour tous, mais pas pour Judas, qui s’est su découvert. Il a eu à ce moment un vrai choix à faire, renoncer sans avoir à porter d’opprobre aux yeux des autres (puisqu’ils ne savaient pas), ou bien persévérer dans sa trahison. Celle-ci est déterminante dans l’arrestation de Jésus : quand il est avec la foule, les responsables craignent l’émeute s’ils l’arrêtent; mais quand il se retire, les responsables ne savent pas où le trouver. Seuls les Douze savent où, étant avec lui. Judas a choisi : il « sort aussitôt. C’était la nuit.«
Alors les jeux sont faits. Nul ne peut plus arrêter le processus qui est lancé, et c’est le sens du « Maintenant » solennel qui ouvre ces paroles. Et quelles sont ces paroles ? « Maintenant il est glorifié, le fils de l’homme, et dieu est glorifié en lui. Si le dieu est glorifié en lui, et le dieu le glorifiera en lui, et tout de suite il le glorifiera. » Il y a de quoi se perdre un peu dans ces aller-retours. « glorifier« , c’est le verbe [doxadzoo] qui signifie d’abord « avoir une opinion, croire, penser, juger« , mais aussi « se figurer, supposer, s’imaginer« , et enfin « glorifier, célébrer« . Il y a donc dans ce mot grec une base à partir de laquelle se déploie une sorte de double sens : la base, c’est celle de ce qu’on pense de quelqu’un. Le double sens, c’est ce qui en résulte : soit on pense du bien et on célèbre la personne, soit on pense plutôt du mal, et on la juge, on s’imagine des choses à son sujet. Au résultat, ce n’est pas du tout la même chose ! Et Jean emploie à dessein ce mot avec son ambiguïté, mais c’est un cauchemar pour le traducteur. Je dis qu’il l’emploie à dessein, parce que le schéma de Jean est que l’élévation de Jésus commence sur la croix : c’est sur la croix qu’il est élevé de terre, et cette élévation va jusqu’au ciel. Et ainsi, la réalité défie les apparences, elle leur est même contraire.
Cela veut dire qu’il faudrait donner deux traductions en parallèle. La première : « Maintenant, il est jugé le fils de l’homme, et dieu est jugé en lui. Si le dieu est jugé en lui, et le dieu le jugera en lui, et tout de suite il le jugera. » La seconde, celle qu’on a déjà lue. Et la forme passive employée au début permet d’autant plus cela, parce qu’elle laisse ouverte la question de savoir qui fait l’action. A la suite de la sortie de Judas, devant l’avancée inexorable de sa trahison, le fils de l’homme est le jouet des opinions des responsables religieux et des puissants. Il le sait, et le dit. Ce qu’il ajoute et dévoile, c’est que si grande est sa proximité avec le dieu, si fidèles son action et sa matière d’être, que c’est dieu même qui devient le jouet de leurs opinions, de ce qu’ils croient savoir. Trahir le frère, se saisir de lui par le biais de ce qu’on suppose à son sujet, c’est se saisir du dieu et le balloter au gré de ce qu’on pense.
Mais cela a deux conséquences, énoncées au futur cette fois, et jointes l’une à l’autre par des « et » insistants. Le dieu, lui, le jugera « en lui » : ce deuxième pronom est souvent, dans les traductions, rapporté à ce même « dieu« , mais je ne vois pas trop pourquoi, sinon pour faire « miroir » avec ce qui a été dit précédemment. Il me semble plutôt que le sens est que l’opinion (si l’on peut dire) du dieu à l’égard du fils de l’homme repose, elle, non sur les apparences mais sur ce qu’est celui-ci en lui-même, en réalité. Et les conséquences de ce « jugement » seront immédiates, elle se produiront tout de suite. Si ce que pensent les responsables religieux va conduire Jésus à la mort, ce que « pense » le dieu va le conduire à la vie, et sans tarder. Mort et résurrection sont déjà posées. Ils vont l’élever (sur la croix), mais il va l’élever plus haut encore (auprès de lui).
Et le maître s’adresse maintenant expressément à ses disciples (et c’est là que je dois rajouter ce qui a été ôté du texte dans le lectionnaire) : « Petits enfants, je suis encore [pour] peu avec vous. Vous me chercherez, et de même que j’ai dit aux Juifs qu’où je vais vous ne pouvez aller, de même à vous je [le] dis à présent. » Jésus avait dit cela (Jn.7,33) aux responsables qui lui envoyaient des gardes pour l’arrêter, lors de cette fameuse Fête des Tentes. Ils le cherchaient, mais pour l’arrêter. Les mots prennent maintenant un sens différent, du fait qu’ils sont adressés aux disciples, avec un accent de tendresse inédit dans l’évangile de Jean. « Enfants« , c’est un mot qui dit le lien du sang, ou le lien affectif très fort. Ici, c’est en plus un diminutif. Comme un aîné ou un ancien qui aurait encore beaucoup de choses à dire ou à apprendre à ceux qu’il conduit, le maître n’est pas tant inquiet pour lui-même que pour ceux qu’il laisse. Le temps est désormais compté, c’est ce qui va expliquer le long discours-testament qui va suivre sous peu. Surtout, les disciples vont être désorientés.
Cette désorientation reviendra plusieurs fois dans le discours-testament, et de fait elle revient dans la vie du disciple d’aujourd’hui. Comment ne pas être décontenancé par bien des évènements ? Que ce soient les comportements des responsables religieux, qui peut-être encore aujourd’hui cherchent à imposer leurs vues sur Jésus (ou sur tout autre, d’ailleurs : ce n’est pas un privilège des Eglises chrétiennes, hélas !), ou encore masquent par son invocation des comportements forts répréhensibles, ou encore par la manière dont certains se saisissent de Jésus pour justifier leurs prises de positions publiques, ou leurs actions, ou leurs combats…. Quand on ne se reconnaît pas dans « ce Jésus-là » ou cet autre, on peut être tenté de le quitter lui. Parce qu’il est bien légitime de penser que soi-même, on s’est forgé un Jésus qui « nous va », mais qui n’est peut-être pas plus authentique. Le texte d’aujourd’hui nous fait voir comment nous sommes regardés dans ce désarroi : avec une tendresse infinie. Les disciples vivent encore une expérience de la mort de Jésus, quand il leur est enlevé par ceux qui imposent « ce qu’ils pensent » de Jésus, qu’ils le cherchent, et qu’ils ne le trouvent pas.
Comment s’y retrouver alors ? Comment ne pas perdre le nord ? « C’est un commandement neuf que je vous donne : que vous vous aimiez les uns les autres, de même que je vous ai aimé que de même vous vous aimiez les uns les autres. » Le cap à garder, c’est le frère. Ce commandement est neuf, parce qu’il n’est pas dans les « commandements » répertoriés jusqu’à présent. Et pour cause : il porte une référence à Jésus lui-même ! « Aimez-vous les uns les autres », Socrate l’avait déjà dit à sa manière. Mais « comme je vous ai aimé« , cela personne ne l’avait ni dit ni écrit.
La forme de ce commandement rappelle immanquablement celle qui a suivi le lavement des pieds : « Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le seigneur et le maître, vous aussi, vous devez les uns les autres vous laver les pieds. » (Jn.13,14). Pour bien comprendre, il faut avoir à l’esprit que le repas de la Pâque était précédé depuis plusieurs jours par des purifications et bains rituels, la seule chose qui reste à purifier une fois entré dans la salle (et pour cause, il faut bien s’y rendre !), ce sont les pieds. Or les pieds foulent la poussière, et dans ces cultures qui ne connaissent pas la vie microbienne, la poussière est le véhicule de la mort. C’est là la punition du serpent au premier jardin : « de la poussière du sol tu te nourriras. » Laver les pieds, c’est normalement une tâche que l’on assigne à l’esclave auquel on tient le moins : il risque la mort en s’exposant à la poussière, il peut la prendre sur lui. C’est cela qu’a fait « le seigneur et le maître« , il a pris sur lui la mort attaché aux pieds de ses disciples. On comprend les dénégations de Pierre. C’est cela, c’est cette mesure, ou plutôt cette démesure, en laquelle consiste le « comme je vous ai aimés. »
Une autre chose est surprenante dans ce commandement, c’est la position de la réciprocité. On pourrait attendre : « comme j’ai fait pour vous, faites pour moi. » C’est ce qu’appelle normalement un tel début. Mais non : comme j’ai fait pour vous, faites-le les uns pour les autres. En les appelant « enfants« , il a posé une référence d’amour qui est filiale plutôt que conjugale. Et là, il n’y a pas de réciprocité, il y a une continuité. On n’aime pas ses parents comme ils nous ont aimés, c’est impossible. Ils nous ont donnés la vie, nous ne pouvons la leur donner en retour. Et même s’ils nous ont plus ou bien aimés par ailleurs, ils restent ceux par lesquels la vie s’est posée et éveillée en nous, sans retour. Lorsqu’on a des enfants, on sait aussi que ce qu’on donne n’est pas payé de retour ; et peut-être faut-il d’ailleurs, parfois, se redire qu’être payé de retour n’est pas l’ordre des choses, quand on est tenté de l’attendre voire de l’exiger. La joie des parents vient de ce que les enfants donnent à leur tour, mais à d’autres, à un conjoint, à des enfants, à leurs amis… Il en va de même ici : il ne demande pas d’être aimé, il demande que l’on se tourne les uns vers les autres.
C’est une magnifique « échappée ». Tant de fois dans l’histoire, on aura tué le frère « par amour de Jésus » ! Mais c’est exactement le contraire qui est ici commandé. C’est la mort de tout fanatisme, on ne peut rien exiger « par amour de Jésus ». Mais c’est l’amour du frère qui est au contraire la règle, ce frère si concret, si visible, si incontournable… et pourtant si contourné. Ce frère réfugié, ce frère sans abri, ce frère laissé pour compte, ce frère maltraité, ce frère proscrit. Et aussi ce frère qui m’encombre, ce frère qui me dérange, ce frère importun, ce frère que j’ai bien envie d’envoyer… ailleurs. Et c’est là la proclamation qui étend l’évangile, non par des mots mais par une imitation reportée : « En cela tous connaîtront que c’est de moi que vous êtes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres. » Pas d’autre signe. Pas de moins exigeant. Car la mesure de cet amour neuf, c’est bien celui du lavement des pieds, de la prise sur soi de la mort de l’autre.
Un commentaire sur « Prendre sur soi la mort de l’autre : dimanche 19 mai. »