Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF.
Pour situer le texte :
Nous voilà maintenant dans ce fameux long discours-testament composé par Jean, où Jésus dit ces choses que l’on voudrait avoir dites avant de ne plus se revoir, conscient que désormais le temps est court et qu’il est pour peu de temps encore avec ses disciples. Il répond aussi tour à tour aux uns et aux autres qui l’interrogent, étonnés de ce qu’il leur dit.
Il a commencé par recommander de ne pas se troubler, assurant qu’il leur préparait une place pour qu’ils soient avec lui. Le premier à l’interroger est Thomas, qui s’estime ignorant du chemin pour aller où il est. Réponse : il est lui-même le chemin. Le deuxième est Philippe, qui lui demande de leur montrer le père. Réponse : le père et lui sont un, qui l’a vu a vu le père. Suit une première promesse d’un autre paraclet, l’esprit de vérité, à eux donné parce que le monde ne peut le recevoir. Le troisième à l’interroger est Jude, et voici la question qu’il pose : « Seigneur, qu’est-il arrivé pour que tu doives te manifester à nous et non au monde ? » C’est la réponse à cette question que nous avons cette fois-ci, à quoi s’ajoute l’initiative d’une promesse de paix. Suivra une nouvelle affirmation que le temps est compté et que l’issue fatale est imminente, et un appel non suivi d’effet à s’en aller.
Mon modeste commentaire :
Arrêtons-nous un instant sur la question, pour bien saisir la réponse qui lui est faite. Jude demande précisément : « Seigneur, qu’est-il survenu que tu sois sur le point de (hésites à, diffères de, tarde à) te faire voir clairement à nous et pas au monde ? » On voit que plusieurs options sont possibles, parce que le verbe [melloo] peut signifier être sur le point de, mais aussi hésiter à, tarder à ou différer de. Dans cette question, ce n’est pas tout-à-fait la même chose. Il y a certes un retard dans tous les cas, mais il est motivé très différemment. C’est l’interprétation que, par sa question, Jude donne de ce qui a été dit précédemment : « Celui qui m’aime sera aimé de mon père, et moi je l’aimerai et je me ferai voir clairement à lui. » Cette vision claire sera possible parce que les disciples auront reçu l’autre paraclet, l’esprit de vérité, « que le monde ne peut recevoir par ce qu’il ne le voit pas et ne le connaît pas. Vous, vous le connaissez : il demeure auprès de vous, mais alors il sera en vous. » Et la conséquence de ce don, sera justement le prolongement de cette différence entre « le monde » et les disciples : « Encore un peu et le monde ne me verra plus, mais vous vous me verrez […]« .
Jésus a été depuis maintenant longtemps avec ses disciples, il a été pour eux un paraclet : c’est à la fois un défenseur, un avocat, un assistant, un conseiller… Etymologiquement, c’est celui qui est auprès de ([para-]) celui qui est assigné en justice ([klètos]). Le contexte de ce mot est clairement judiciaire, lié aux procès. En se désignant implicitement ainsi (puisqu’il parle d’un autre paraclet), Jésus rappelle aux disciples que, tant qu’il a été avec eux, il est celui-là même qui les a conseillé et assisté dans le mauvais procès qu’on leur faisait de le suivre, de l’écouter, et plus encore de collaborer avec lui. Il leur a évité les ennuis. Evidemment, avec son arrestation imminente et sa disparition, ils vont se trouver seuls face à ce mauvais procès : mais il va leur donner « un autre paraclet« , quelqu’un qui remplira auprès d’eux le même rôle. En fait, les disciples connaissent cet autre paraclet, parce qu’il est auprès d’eux depuis le début : c’est l’esprit qui est avec Jésus, « esprit de vérité » c’est-à-dire de filiation (pardon de pas m’expliquer sur ce rapprochement, qui est très solide, mais il faudrait un article à lui seul pour l’établir !). Le monde ne le connaît pas, lui, précisément parce qu’il ne reconnaît pas en Jésus le fils. La nouveauté, c’est que cet esprit sera désormais dans les disciples. Et du coup, il les établira eux aussi dans une relation filiale avec le père, augmentant en quelque manière la différence entre le monde et les disciples.
On comprend du coup l’étonnement de Jude, il est double. D’une part, il pouvait penser que si Jésus est le Messie, c’est-à-dire l’authentique descendant attendu de David, celui qui doit rétablir la domination du dieu sur son peuple Israël et du même coup la domination du peuple d’Israël sur les autres peuples du monde (telle est l’idéologie à ce sujet), il faudrait bien qu’à un moment tous aient une vision claire de cela pour consentir à sa royauté et adhérer à son pouvoir. Mais, premier étonnement, Jésus semble prolonger et même consentir définitivement à sa méconnaissance par le monde, par ceux qui ne sont pas ses disciples. D’autre part, il semble que, certes pourvus d’un autre conseiller et défenseur, les disciples doivent se retrouver eux-mêmes dans une certaine confrontation avec le monde, avec ceux qui ne croient pas à la filiation de Jésus, ce qui promet de n’être pas très confortable ni reposant… Alors son désarroi s’exprime : mais qu’est-il survenu, pour que la situation soit désormais celle-là ?
La réponse est centrée avant tout sur la parole : « Si quelqu’un m’aime il aura la garde de ma parole, et mon père l’aimera et nous viendrons vers lui et nous ferons séjour chez lui. » [tèrèoo], c’est avoir la garde de, veiller sur. Cela peut-être aussi observer, guetter, épier, ou encore pratiquer l’observance de, pratiquer, garder (comme on garde un secret). On voit que l’amour envers Jésus se traduit par cette attitude de conservation active , cette manière de traduire dans sa vie, la « parole« . Le mot [logos], rappelons-le nous urgemment, est celui que Jean emploie dès le prologue de son évangile pour désigner celui qui, dès l’origine avec le dieu et trouvé vers lui, se fait chair afin d’être pour nous l’exégèse, l’explication, de ce dieu que nul n’a jamais vu. Ce mot grec recouvre à la fois; la parole, la pensée, la raison. Ainsi, si Jésus est lui-même toute la pensée du père et toute son expression, il a lui aussi un [logos] que les disciples gardent, pratiquent, observent, sur lequel ils veillent comme sur le plus précieux des trésors et des secrets.
Il semble que l’on soit loin d’une réponse à la question de Jude. Mais sans doute cette réponse est-elle impossible sans cet approfondissement, sans aller plus loin sur ce qu’est être disciple. Ainsi donc, si tel est le disciple, il sera aimé du père : c’est bien la relation filiale vécue par Jésus avec le dieu qui est reportée sur le disciple. Mieux : Jésus et son père vont venir vers celui-ci, comme depuis toujours le [logos] est vers le dieu. Et ils « feront séjour » chez lui. Le mot [monè] signifie un séjour durable, non pas un bref passage. Il s’agit de rester, il s’agit d’établir là sa demeure pour n’en plus partir. Donc le disciple qui a reçu l’esprit de filiation en lui, et qui vit dans cette dimension concrète d’amour vis-à-vis de Jésus consistant à veiller et mettre en œuvre dans sa vie la parole, la pensée, de celui-ci, se trouve habité non seulement de l’esprit de filiation, mais du fils même et aussi du père de celui-ci. L’attitude envers la parole de Jésus est déterminante, discriminante : « Celui qui ne m’aime pas ne garde pas ma parole. » Il est possible d’avoir bien reçu l’esprit de filiation, et pourtant de ne pas garder la parole de Jésus.
La parole est une réalité merveilleuse. C’est à la fois une pensée et l’expression d’une pensée. C’est une expression pour d’autres et l’expression pour soi-même. Pas de mémoire sans parole. Pas de pensée sans parole. Pas de relation sans parole : car il ne s’agit pas d’abord de mots, il s’agit de ce qui vient d’un esprit et va à un autre esprit. Il y a des paroles qui n’ont pas de mots. La parole est expression de soi, elle est entrée dans l’intime d’un être. Le pouvoir de la parole est immense. Proférer une parole, même dans son propre esprit, c’est susciter un autre, un vis-à-vis. On peut considérer une parole, revenir dessus, l’affiner, la peaufiner. Une parole se façonne. Elle a une vie propre : une fois proférée, elle se regarde, se contemple, on la découvre autre, plus profonde, plus variée qu’on n’aurait cru. Reçue par quelqu’un d’autre, elle trouve d’autres résonances, elle se révèle vaste et multiple. Quelle merveille que celle d’être capable de la parole ! Et que ne nous est-il pas confié, quand la parole nous est confiée…
Comment une telle merveille est-elle possible ? C’est que « La parole que vous entendez n’est pas mienne, mais de mon envoyeur le père. » Les paroles de Jésus, dans le fond, sont la parole du père qu’est Jésus lui-même. Venu être au milieu de nous, dans la chair, le fils du père, il enseigne par elle à être ce qu’il est, fils du père. Veiller sur sa parole, c’est devenir comme lui, c’est devenir lui. Sans confusion, c’est entrer en lui dans la même et unique relation filiale qu’il a avec l’unique père. On commence à entrevoir la réponse à Jude. Le non-accueil fait par certains aux paroles de Jésus rend impossible pour eux, tant qu’ils ne les ont pas accueillies, l’entrée dans cette relation filiale. Elle va pourtant continuer de leur être proposée à travers les disciples, tout aussi authentique. Veiller sur la parole, n’est donc pas seulement une opération intimiste du disciple, c’est une opération de conservation au profit de ceux qui pourraient plus tard s’ouvrir à cette parole et à cette relation. Ainsi, « ce qui est advenu » pour qu’il se fasse voir clairement aux disciples et non pas au monde, c’est justement la résistance de plusieurs. Le but reste d’apparaître clairement, de manière éclatante, au monde entier, mais à travers tous.
La mission devient du même coup redoutable : comment garder cette parole sans la falsifier, sans la changer ? Nos mémoires sont si défaillantes… Les quatre évangiles, j’ai bien dit quatre, ne sont-ils pas le signe que dès la première génération on n’est plus tout-à-fait d’accord sur ce que Jésus a dit ? Qu’il n’est pas possible de garder cette parole sans la transformer ? « Ces chose, je vous les ai dites en demeurant chez vous. Mais le paraclet, l’esprit saint, celui que le père enverra en mon nom, celui-là vous enseignera tout et il vous remémorera tout ce que je vous ai dit. » Ce paraclet ne sera pas qu’un conseiller et défenseur dans le mauvais procès qui se perpétuera entre croyants et anti-Jésus. Il est précisément celui qui garantit l’authenticité, la conformité à la pensée de Jésus. Je dis la pensée : les quatre évangiles, qui sont quatre témoignages, sont sans aucun doute d’authentiques témoignages. Nul doute que ceux qui les ont écrits ont reçus eux aussi l’esprit saint en eux. Mais justement : ce n’est pas une lettre, des mots ([rhémata] en grec) qu’il s’agit de garder, mais une parole, une pensée, un [logos] : avec ces quatre témoignages et le même esprit saint, le disciple peut lui aussi penser et vivre en Jésus, en fils du père. Il faut lire, mais il faut cette écoute intérieure. Il faut d’abord cette écoute intérieure.
L’Esprit n’est pas donné à certains mais pas à d’autres. Il est donné à tous les disciples. Et c’est l’écoute de cet Esprit qui est la condition première d’entrée dans la relation de filiation avec le père. Ce n’est pas le tout : il faut encore la détermination personnelle à conformer sa vie au seul fils, en gardant sa parole c’est-à-dire en la traduisant dans sa vie. Et le sens ultime de cette écoute accompagnée de cette recherche déterminée, c’est de continuer à proposer au monde, à ceux qui ne se sont pas encore ouverts à la possibilité de la relation filiale avec le père, cette relation même. On n’est pas disciple pour soi. Autre conséquence importante : il n’y a de communauté de disciples qu’à l’écoute de l’Esprit, mais de l’Esprit donné à chacun. Une communauté où seuls certains sont dépositaires de l’esprit, ou l’on « reçu en plénitude » (c’est-à-dire avec les plumes !!!), n’est pas une communauté apte à garder [sa] parole : c’est au contraire l’humble reconnaissance que tous ont reçu l’esprit, et que chacun se met d’abord à l’écoute intérieure de celui qu’il a reçu, qui fonde une communauté où la place de chacun est nécessaire pour que tous restent dans la « plénitude » de l’Esprit.
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