Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF.
Pour situer le texte :
Nous sommes maintenant à la toute fin des discours. Le long discours-testament est terminé, il a été suivi d’une longue prière de Jésus, que Jean présente comme prononcée à haute voix devant ses disciples, comme si après leur avoir parlé à eux, il s’adressait maintenant à son père. Cela fait évidemment contraste avec ce qui est dit de la prière de Jésus dans les trois autres évangiles : là, la prière de Jésus est faite à l’écart, et l’on n’en connaît rien. Mais lorsqu’il enseigne à ses disciples à prier, et leur donne le « Notre Père », il y a deux versions différentes de cette formulation, mais elles ont en commun d’être des formules ramassées, brèves, qui font précisément contraste (c’est Matthieu qui le souligne) avec ce qu’enseignent les rabbins. Cette forme permet à Jean de re-situer dans un seul mouvement toute la mission de Jésus, comme il l’a fait très brièvement en introduisant solennellement l’épisode du lavement des pieds : « … sachant que le père lui a tout remis dans les mains, et que de dieu il sort et vers dieu il va…. «
On peut distinguer plusieurs temps dans cette prière finale : un premier temps (vv.1-5) où il n’est question que de la relation de Jésus et de son père dans le cadre de sa mission, un deuxième (vv.6-19) où il prie en faveur des « hommes que tu as tiré du monde pour me les donner« , autrement dit ceux qui sont déjà ses disciples associés à sa mission, un troisième temps enfin (vv.20-26) où il prie « pour ceux qui croient en moi à cause de leur parole » : c’est ce dernier temps, final, qui nous est donné aujourd’hui.
Mon modeste commentaire :
« Je ne demande pourtant pas seulement au sujet de ceux-là, mais aussi au sujet de ceux qui croient, moyennant leur parole, en moi… » Jean n’emploie pas le verbe « prier », mais bien le verbe qui signifie « interroger, demander » : il s’agit clairement d’une demande. Voilà qui nous rejoint, avec toutes les questions que cela pose. La demande adressée au dieu est assez spontanée dans les cœurs humains : mais est-elle légitime, et à quelles conditions ? Les demandes, en effet, ne risquent-elles pas d’être une forme de caprice ? N’y aurait-il pas un mode assez infantile de demander, comme l’expression sans filtre d’un désir dont on sait trop l’appétit illimité ? L’appétit de toute-puissance de l’être humain ne risque-t-il pas de se déployer à travers une justification religieuse, c’est-à-dire au fond l’instinct le plus bas justifié par un motif placé le plus haut ?
Je remarque d’abord que s’il a commencé par « demander » pour certains en particulier, il demande maintenant et finalement pour tous : car « ceux qui croient, moyennant leur parole, en moi« , ce sont par destination tous les êtres humains. Il laisse à certains sa parole au moment de mourir, précisément parce que tous ne l’ont pas reçue : mais le but reste qu’elle parvienne à tous, et la distinction entre les premiers et les seconds n’est que temporaire, elle n’a aucun sens à terme. Autrement dit, demander ne peut se faire qu’élargi à tous. Je peux demander quelque chose pour quelqu’un, ou quelques uns, à condition de demander aussi pour tous. Voilà qui ouvre le cœur et résiste à faire des catégories, à dresser des barrières, entre les êtres humains. Donc, une demande pour certains, une demande particulière, n’est légitime qu’expressément située dans une demande pour tous, universelle. Et même la demande particulière n’est légitime qu’au profit de tous : comment tous les êtres humains bénéficieront-ils de la demande particulière que j’ai envie de faire ? Tant que je n’ai pas trouvé la réponse, ma demande n’est pas légitime…
Je remarque ensuite que la demande s’inscrit dans la mission : elle en anticipe en quelque sorte le terme. La mission reçue est la norme de la demande. Autrement dit, c’est en adhérant à la volonté d’un autre, celui qui donne la mission, donc en se désappropriant de sa volonté propre (en tant qu’elle est différente), que la demande est légitime. On ne demande pas ce qu’on veut, mais en adhérant à ce qu’un autre veut. C’est un véritable processus de conversion. Un processus, dis-je, parce qu’il faut commencer par faire la vérité sur soi. En ce qui me concerne, en tous cas, je m’aperçois que je ne suis pas spontanément adhérant à la volonté du père. J’ai ma volonté propre, mes propres désirs, et si je veux ne pas être pris à leur piège, je dois commencer par les avouer, par les dire. Et je me vois obligé, pour être vrai, de commencer par avouer ce que je voudrais bien, moi, afin de le comparer à ce que l’évangile avance, puis de mettre consciemment de côté certains désirs, d’en reformuler voire compléter ou reformer certains autres, afin que la demande légitime devienne norme de mon désir et non l’inverse.
Cela se retrouve dans la suite du texte : que demande-t-il ? Deux choses précédées chacune de la conjonction [ina], qui indique plutôt la conséquence, le but : « que tous soient un -comme toi, père, en moi, et moi en toi : qu’eux soient aussi en nous-, que le monde croie que toi, tu m’as envoyé. » Que le monde croie, c’est le but ultime. Mais c’est d’être un qui est demandé en premier. Et cette « unité » est décrite : ce n’est pas une fusion ou une absorption, c’est une inclusion mutuelle. Le modèle en est la relation de Jésus et son père : ainsi les êtres humains seront-ils dans cette même relation avec les deux. Le texte de la semaine dernière annonçait que celui qui garderait la parole de Jésus se verrait devenir le domicile du père et de Jésus, voilà qu’à terme cela doit être effectif pour chaque être humain, avec la réciproque : Jésus et son père deviennent le domicile de tous les hommes. Une unité par échange et mutualisation de l’intime : car établir sa résidence chez quelqu’un, qu’est-ce d’autre que d’avoir la disposition des lieux, des choses, etc. ? Ce n’est pas en être le propriétaire, mais c’est en avoir l’usage plénier et constant; et cela est réciproque, ce qui est bien extraordinaire ! Les différences sont bien conservées, préservées, dans ce modèle d’union ; mais il n’y a pas pour autant de séparations entre les personnes, au prix d’une forme de désappropriation de l’usage.
Qu’est-ce que cela veut dire, en pratique ? J’entends là, pour ma part, une nouvelle forme de relations à chercher et à construire. Ce qui me fait différent des autres, ce qui m’est propre, ce qui me désigne comme personne, comme unique : c’est justement cela qui fait l’objet d’un partage, d’un échange, d’une mise à disposition des autres. Ce sont des manières de ressentir les choses, des points de vue, des expériences : tout cela est fait pour être proposé –non pas imposé– de sorte que qui veut puisse s’en saisir. Cela veut dire aussi qu’il n’y a pas de prise de pouvoir, mais une sorte de co-édification de chacun. On devine qu’une telle école d’unité ne puisse se jouer qu’à l’échelle des familles, des communautés « de base », avec un nombre de personnes qui le permette. Mais on voit aussi que l’évangélisation de la prière (de demande), dont j’ai d’abord parlé, inclut une évangélisation des relations.
A ce sujet, je voudrais m’attarder si j’y parviens, sur un dernier point. Je n’aurai pas tout commenté, mais qui peut tout commenter ? Sa demande, Jésus l’adresse à quelqu’un à qui il donne le nom de « père ». Il choisit de lui donner ce nom, de l’appeler de ce nom. Ce choix n’est pas anodin. Car qu’est-ce qu’un « père » ? Question profonde et mystérieuse. Nous pouvons tous répondre à partir de notre expérience, et pourtant nous avons tous une réticence à le faire : que ce soit à partir du père que nous avons eu, ou à partir du père que nous essayons d’être (j’inclus l’un et l’autre sexe dans cet essai : je suis sûr qu’il y a une manière féminine d’être père). Nous avons une réticence, parce que nous sentons toujours que notre expérience comprend des « déchets », des éléments qu’il faudrait corriger. Il me semble que nous avons en fait un sentiment inné, mais obscur, de ce qu’est un père… Et que c’est à partir de cela que nous incluons ou non ce qui, de notre expérience, appartient ou non à ce qu’est, à ce que devrait être, un père.
Au fond, il faudrait sans doute élargir les données de notre expérience. J’ai la conviction que nous avons toujours eu plusieurs pères. Je veux dire : il y a plusieurs personnes qui ont joué ce rôle pour nous. Pas forcément longtemps, pas forcément explicitement, mais à y réfléchir, nous avons toujours eu plusieurs pères. Peut-être le sentons-nous aussi quand nous sommes aussi père, ou nous efforçons de l’être : il apparaît alors que d’autres jouent aussi pour nos enfants quelque chose de ce rôle. Il me semble encore que ce rôle est par nature obscur, ou plutôt dans l’ombre. Un peu comme la nuit : que l’on ne voit pas mais grâce à laquelle seule on voit les étoiles. Le père, c’est celui qui rend des choses possibles –mais pas celui qui les fait. Le père, c’est celui dont le silence admiratif offre d’être et même y invite –mais qui ne sait pas qui on est. Le père, c’est celui qui doit absolument être là, mais pour qu’on puisse souhaiter à toute force sa disparition (ce qui ne veut pas dire : sa mort !). Le père, c’est celui dont rien ne prouve qu’il est bien le père, celui qu’on choisit –et justement, c’était bien lui !
Je ne sais pas si tout ce que je dis là est bien clair, peut-être que je ne parviens pas à être clair, ou bien peut-être que cela ne peut pas être clair quoiqu’on fasse. Mais il me semble que cette relation faite de choix, d’inévidence, de présence-absence, de multiplicité, donne une résonance différente à ce mot que choisit Jésus comme le vis-à-vis de sa prière et de sa demande. C’est comme s’il pouvait oser exprimer le fond de son cœur et de son désir, le fond de son amour et de son engagement, aller jusqu’à l’extrême de ce qu’il est et porte en lui, en s’adressant à un « père ». Un père qui ne répond pas. Un père qui le laisse accomplir ce qui est né dans son cœur et découvre avec émerveillement la merveille qu’il est. Un père qui ne le « protégera » pas, qui ne le « défendra » pas, qui le laissera aller au bout. Et c’est peut-être le dernier mot de la demande, de la prière de demande : qu’elle soit couplée à son propre engagement, à l’engagement total de soi. Peut-être qu’on ne demande réellement pas avec ses mots, mais avec l’élan et l’engagement de sa vie et de son sang et de sa chair. Ces demandes-là ne sont pas des caprices, ni des manifestations de toute-puissances : elles sont le cri d’un amour.
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