Croire que tu m’as envoyé (dimanche 29 mai).

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

J’ai déjà commenté ce texte, qui constitue la fin des paroles prononcées par Jésus à haute voix à l’adresse de son père devant les disciples qui l’entourent, à la veille de son arrestation : Je demande. J’ai essayé d’y lire ce qui peut situer la prière de demande, puisqu’il s’agit bien d’une demande : ce qui la justifie ou la légitime, son lien avec la mission, son ampleur (qui articule le particulier et le général), à qui elle est adressée…

Je suis cette fois-ci frappé par la récurrence d’une formule, [hoti su mé apéstéïlas], « que tu m’as envoyé« . La formule revient trois fois à l’identique, quoique dans un contexte à chaque fois un peu différent (ce qui va nous permettre de l’approfondir). Mais sa récurrence nous avertit d’emblée qu’elle a ici un rôle central.

Que veut-elle dire en elle-même ? Le verbe [apostelloo] signifie envoyer, retirer, déléguer. l’expression peut donc signifier, si l’on prend les sens un ou trois (envoyer, déléguer), la mission initiale reçue du père par Jésus, la légitimité de ce dernier, ou si l’on prend le sens deux (retirer), l’inclusion de l’évènement de la mort de Jésus, imminente, dans le projet de son père : son « absence » est une œuvre du père. C’est en général le premier sens qui est retenu, mais il m’apparaît que le deuxième est intéressant aussi, et légitime en soi dans la mesure où dans tout le « discours après le lavement des pieds » (dont notre texte est le terme), Jésus revient souvent sur le fait qu’il va « s’en aller » et que les disciples ne doivent pas en être épouvantés.

La première fois que notre expression apparaît, c’est à la fin de la toute première phrase, « … afin que le monde croie que tu m’as envoyé ou que tu m’as retiré. » C’est l’objet même de la foi qui est ainsi résumé, condensé. On pourrait même dire l’objet ultime, car ce « afin que » est le deuxième de la phrase, il fait suite à un autre : « …afin que tous soient un : comme toi, père, [es] en moi, et moi en toi, qu’eux aussi soient en nous… » Il y a un premier but, c’est l’unité de tous, mais cela même n’est encore qu’une étape vers « croire que tu m’as envoyé / retiré« , le point ultime. La mission de Jésus s’achèvera dans la mesure même où c’est ce « toi » qui sera reconnu. Et à ce point, les deux sens possibles pour [aposteloo], loin de s’opposer, se recoupent : car le « départ » de Jésus, son effacement, sa mort, laissent entièrement place au seul père. Il veut être le révélateur du père, il veut que le « croire » passe et s’attache de lui à son père.

Le « croire » de qui ? du « monde« , [ho kosmos]. Le mot est magnifique, autant qu’inattendu. Bien auparavant, Jean a déjà énoncé : « Le dieu a en effet ainsi aimé le monde au point d’avoir donné le fils unique-engendré… » Le « monde« , c’est le « lieu » des hommes (« tout être humain qui vient dans le monde« , dit déjà le prologue de l’évangile). Ici, dans notre texte d’aujourd’hui, l’on voit clairement que ce sont des personnes humaines pour qui il est demandé, on a bien un « que tous soient un… » et non un « que tout soit un…« , un « eux aussi » et non un « ça aussi« . Et pourtant, Jean écrit : « afin que le monde croie… » C’est comme si le « croire » de tous sans exception allait avoir aussi un effet cosmique, comme si même l’ensemble des êtres animés, et même des « lieux » où ils vivent -terre, ciel, mer, firmament-, allait être affecté par cette adhésion et cette reconnaissance. Comme si l’unité des hommes croyants (avant-dernière étape) allait atteindre à l’unité de tous et de tout, à l’harmonie universelle, à l’entrée de tous les êtres dans un tout orienté vers le père (dernière étape). Il me semble que la désorganisation contemporaine de la planète du fait des hommes nous rend sensible à cette dimension des choses : non que les « croyants » y aient seuls un comportement juste (hélas, c’est même parfois le contraire…), mais plutôt nous illustrons bien le contraire de ce qui est ici annoncé. Des convictions mal situées chez les hommes, une recherche du profit par-dessus tout, a une dimension cosmique évidente, destructrice celle-ci. Mais cela laisse deviner ce que serait la dimension cosmique de convictions bien situées…

Bien sûr, le [kosmos] a aussi chez Jean un sens ambivalent, il désigne aussi (pas seulement…) l’opposition à Jésus et son message, et ce également dès le prologue de l’évangile : « …et le monde ne l’a pas reconnu. » Mais là même, notre expression signifierait que l’unité de tous les croyants obtient finalement l’adhésion de tous ceux qui ne l’ont pas reconnu, et que c’est bien cela qui est ultimement recherché. Est-ce à dire que Jean a une pensée totalitaire, que pour lui l’incroyance n’est pas admissible ? Ce serait trop dire à mon avis : certes il est plutôt tranché dans ses opinions. Cependant, dans son évangile, Jésus ne cesse d’essayer de convaincre, de s’adresser à des personnes qui peuvent choisir. Et si Jean explique l’incroyance, montre ses mécanismes et sa logique, pour autant il l’admet. Mais il nous parle ici de l’étape ultime, ce qui est aussi nous faire comprendre que, jusqu’au bout, l’incroyance sera là. Et il ne parle pas de la réduire par la contrainte, ni même par la conviction : au contraire, il en fait un symptôme pour le croyant qu’il y a encore des progrès à faire dans l’unité. La charge se porte non sur d’illégitimes incroyants, mais sur d’insuffisants croyants, insuffisants en matière d’unité. L’incroyance des uns est le signe infaillible de la mal-croyance des autres.

Mais voyons la deuxième occurrence de notre expression : elle est dans la deuxième phrase de notre passage (au total, elle est dans trois des quatre phrases que compte en grec notre passage : beau score !!). « …afin que le monde apprenne que tu m’as envoyé/enlevé et que tu les a aimés comme tu m’as aimé. » Nous sommes toujours dans l’énoncé d’un but, et toujours du deuxième temps avec un but intermédiaire. La phrases entière est : « Et moi, la gloire que tu m’as donnée, je [la] leur ai donnée, afin qu’il soient un comme nous : un […], afin que le monde apprenne que tu m’as envoyé / enlevé et que tu les a aimés comme tu m’as aimé. » Les deux buts dont l’un reste la condition de l’autre, ultime, sont toujours énoncés, là n’est pas la nouveauté de cette nouvelle occurrence.

En revanche, le verbe a changé, ce n’est plus un « croire » mais un [gignooskoo], et notre expression est assortie cette fois d’une autre proposition. [gignooskoo], c’est d’abord apprendre à connaître, et par suite se rendre compte, reconnaître, mais aussi comprendre le sens ou décider. Ainsi ce « croire » est en quelque sorte commenté : il s’agit d’abord et fondamentalement d’un processus, car cet aspect progressif est sous-tendu par tous les sens, fondamental ou dérivés, du verbe. « Croire », ce n’est pas un bloc, ce n’est pas un feu rouge ou un feu vert : c’est bien plutôt de l’ordre de la relation vivante, qui s’établit, qui grandit, qui s’étend. On pense plutôt au renard du Petit Prince : « Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde…[…] si tu m’apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. Je connaîtrai un bruit de pas qui sera différent de tous les autres. Les autres pas me font rentrer sous terre. Le tien m’appellera hors du terrier, comme une musique. Et puis regarde ! Tu vois, là-bas, les champs de blé ? Je ne mange pas de pain. Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça, c’est triste ! Mais tu a des cheveux couleur d’or. Alors ce sera merveilleux quand tu m’auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j’aimerai le bruit du vent dans le blé… […]  S’il te plaît… apprivoise-moi ! […] Tu t’assoiras d’abord un peu loin de moi, comme ça, dans l’herbe. Je te regarderai du coin de l’œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t’asseoir un peu plus près… « 

Ce n’est pas tout : car ensuite, outre cette dimension progressive, il y a l’établissement d’une relation qui est autant avec l’autre qu’avec soi-même, et cela dans le même mouvement. Se rendre compte, reconnaître, trouver du sens, sont des opérations intérieures qui impliquent un effet-miroir. Il y a, en même temps que découverte de l’autre, de ce qu’il est, prise de conscience de soi, et de la correspondance des deux, soi et l’autre. La prise de conscience dans un « croire » que c’est son père qui a envoyé Jésus est en même temps prise de conscience de ce que cela signifie pour moi, ou pour nous puisqu’il y a marche vers l’unité. Et c’est ce qu’explicite si nettement le développement donné cette fois à notre expression « que tu m’as envoyé/enlevé et que tu les a aimés comme tu m’as aimé. » Croire que le père a envoyé son fils, ce n’est pas seulement découvrir intellectuellement qu’il y a un père et un fils qui s’aiment, c’est découvrir en même temps que nous sommes aimés du père, au prix de son propre fils.

La dernière occurrence de notre expression apparaît comme l’illustration, ou le début de réalisation de ce qui a été déjà dit : « Père juste, autant le monde n’a pas appris à te connaître, autant moi j’ai appris à te connaître, et ceux-ci ont appris à connaître que tu m’as envoyé : et je leur ai appris à connaître ton nom et [le] leur apprendrai, afin que l’amour dont tu m’as aimé [soit] en eux et moi en eux. » « Ceux-ci« , ceux dont il a déjà été question, c’est ceux qui déjà croient et aussi ceux qui croiront grâce à leur parole (ils sont désignés au tout début de notre passage). Et l’on voit bien, en ceux-là mêmes, qu’un processus est en route, loin d’être achevé. Ils ont appris à connaître, mais ils ont encore à apprendre. Si déjà certains sont capables d’une parole qui en touche d’autres, ils ne sont pas encore accomplis dans l’unité, et ils n’ont pas fini de découvrir, ni de se découvrir. Le « croire » est une aventure, « que tu m’as envoyé » est une source inépuisable de découverte.

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