Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
On trouvera une mise en situation de ce texte ici, Prendre sur soi la mort de l’autre, ainsi qu’une première explication du texte dans son ensemble.
Je m’intéresse cette fois-ci à ces paroles : « Enfants, encore un peu avec vous je suis : vous me chercherez, et comme j’ai dit aux Juifs : « Là où moi je vais, vous, vous ne pouvez venir », à vous aussi je le dis à présent. » Judas vient de sortir, malgré les appels du pied de Jésus, et Jésus énonce alors, et de manière très solennelle, que la fin est maintenant lancée, et que plus rien ne pourra l’arrêter (ce sont les paroles qui précèdent, dans notre texte). Par suite, le temps se fait court, et le cœur de Jésus se serre. C’est l’approche de la mort qui fait surgir ce sentiment de l’urgence, du temps trop court, de la masse des choses que l’on voudrait encore vivre et partager. La mort ou la fin, mais alors la fin non souhaitée : car il y a des choses dont on a hâte qu’elles finissent, des chapitres que l’on est pressé de clore. Ici, c’est tout l’inverse.
« Enfants« , dit-il, appelant ainsi ses disciples pour la première fois. A vrai dire, on ne sait pas trop : je n’ai pas trouvé auparavant chez Jean une expression par laquelle Jésus interpelle ses disciples tous ensemble. Peut-être les a-t-il toujours interpelés ainsi ? Mais pour nous, dans le texte, c’est la première fois. Jean fait apparaître cette manière de s’adresser aux disciples ici et pour la première fois. Avec ce sentiment de l’urgence, de la précarité, de la caducité même, naît un sentiment paternel : la mort appelle la vie. La mort appelle la survie par la transmission. Au plus vite, avec le plus de force possible, implanter ce que l’on a de plus précieux dans d’autres, pour que ce soit conservé, pour que cela ne meure pas. Ici bas, ce sont les êtres qui meurent qui engendrent.
Jean envisage les choses d’une tout autre manière que Matthieu. Matthieu finit son évangile par un rassurant [égoo méth’humoon éïmi], « moi, avec vous je suis … tous les jours jusqu’à la fin des temps. » Mais Jean écrit ici : « Enfants, encore un peu [méth’humoon éïmi] ». Ce « avec vous je suis« , dans un cas ouvre sur une présence indéfinie, ininterrompue, assurée ; dans l’autre cas (le nôtre) sur une présence à brève échéance, bientôt interrompue, précaire. Et pourtant le [égoo éïmi], je suis« , fait écho au nom du dieu donné à Moïse, « Yahvé – Je suis » ; et le [méth’humoon], « avec vous« , fait écho au nom d’espérance du dieu en Isaïe, « Emmanu-el », Dieu-avec-nous« . Les deux noms de la fidélité du dieu dans et à travers l’épreuve, celle de l’esclavage en Egypte et celle de l’invasion par, et bientôt de l’exil dans, les pays du nord. Matthieu place ces échos rassurants et réconfortants APRES la résurrection, quand Jean les place juste AVANT la passion. Matthieu nous dit ce que la foi nous dit : il est là à jamais. Jean nous dit ce que l’expérience nous dit : ce n’est jamais pour longtemps que l’on ressent sa présence. Ce n’est pas contradictoire, les deux se complètent. La foi saisit ce que l’expérience dément, et c’est d’ailleurs là tout son prix, en même temps que son épreuve. C’est dans la nuit que l’on peut croire à la lumière.
Jean ajoute « vous me chercherez« . La perte du ressenti, de la perception sensible, conduit à la recherche. On cherche ce qu’on ne trouve pas : et en ce cas, on se sent soi-même perdu. Voilà la situation du disciple, du fait du déclenchement de la passion. Et ici, ce sentiment d’être perdu va atteindre une grande intensité, peut-être semblable à aucune autre : « …et comme j’ai dit aux Juifs : « Là où moi je vais, vous, vous ne pouvez venir », à vous aussi je le dis à présent. » Je ne sais pas pourquoi tous ces mots ont été retirés du texte que l’on fait entendre aux fidèles dans le lectionnaire, mais j’en suis très fâché parce qu’ils jettent une lumière crue et nécessaire sur ce qu’est l’expérience de la foi, et dans quoi s’inscrit le fameux « commandement nouveau » dont il est question immédiatement après.
Quand on se sent perdu, quand on a perdu ses repères, quand le guide a disparu à nos yeux, que nous reste-t-il ? Il nous reste de chercher à imiter ce que l’on garde en mémoire. Notre guide n’est plus visible ? Passons là où il est passé, frayons-nous le même chemin, mettons nos pas dans ses pas. c’est naturel. Jusque-là, c’est ce que faisaient les disciples, et il fallait d’ailleurs être disciple pour ce faire. Ceux que Jean appelle les « Juifs », c’est-à-dire les responsables religieux qui s’opposent à Jésus, qui lui objectent (rappelons que Jean était lui-même juif, comme Jésus, alors cette appellation est plutôt étrange…), ceux-là donc ne pouvaient pas « venir où il allait« , aboutir où il aboutit, précisément parce qu’ils ne voulaient pas se faire disciple. Cette fois, c’est la même chose, ni plus ni moins, que Jésus dit, aux disciples eux-mêmes, « à vous aussi je le dis à présent.«
La pure reproduction, la pure réplication de ce que l’on a vu faire, est impossible au disciple. Nous arrivons maintenant à un point où ce n’est plus possible. Devant la mort, devant la fin non souhaitée, devant les échéances ultimes, devant l’absence imminente de celui qui est pourtant « Je suis » et « dieu avec nous« , il n’est plus possible de « faire comme… », d’imiter. Il va falloir inventer. C’est là tout le désarroi imminent des disciples, c’est le nôtre. Selon Jean, le disciple ne fait pas comme Jésus : il le regarde, il se laisse former par lui, il devient en lui à son tour fils, mais aussi il invente son propre chemin, ses propres solutions, ses propres voies. Il est un Jésus dans d’autres circonstances. Et c’est cela qui demande du courage, de l’inventivité, de l’énergie, et… une foi immense. La nuit est précisément là : Jésus n’a pas vécu ce que je vis, c’est à moi d’être lui en ces circonstances et d’inventer, d’innover.

On comprend alors l’importance du « commandement nouveau » : « Comme je vous ai aimé, ainsi vous, aimez-vous l’un l’autre« . Le seul repère, la seule visibilité qui reste, c’est l’autre, c’est le frère ou la sœur. Celui-là, celle-là, pas besoin de la ou de le chercher : ils sont donnés, ils sont bien perceptibles, bien résistants à ce que je voudrais qu’ils soient. Ceux-là sont le repère bien concret, le seul. Pour être disciples, tournons-nous résolument vers ce seul repère perceptible.