Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Notre texte d’aujourd’hui a déjà été commenté : dimanche 15 juillet : témoins sans pouvoir. Toutefois, je n’en ai, en fait, approfondi que le premier verset, « Et il appelle à lui les douze et il commença à les envoyer deux à deux et il leur donna autorité sur les esprits, les impurs… » ! Alors il faut tout de même faire droit à la suite du texte, et c’est ce que je voudrais faire aujourd’hui.
Il faut garder à l’esprit que, dans la construction de Marc, cet envoi des douze fait immédiatement suite au rejet dont Jésus a été victime dans sa « patrie ». Et peu de lignes auparavant, il avait dû quitter la décapole où il s’était rendu parce que les habitants, sans doute effrayés par la guérison du possédé, l’avaient supplié de sortir de leurs frontières. On peut donc raisonnablement comprendre que Jésus, devant le rejet dont il est victime de la part de certains, rejet qui gêne son approche et son contact avec ceux qui au contraire voudraient bien le voir, trouve de nouveaux moyens et passe par les douze. Il commence donc par les investir, et c’est le sujet de ce premier verset, déjà commenté. Maintenant, il y a aussi des ordres.
« Et il leur prescrivit de ne rien emporter en chemin sinon de bâton : un, du pain non, de besace non, de monnaie de cuivre à la ceinture non, mais chaussés de sandales, « et ne mettez pas deux tuniques ». Le style plutôt irrégulier et chaotique de Marc nous donne vraiment l’impression d’un check-up juste avant le départ. On croirait voir un homme prêt à partir debout devant un autre qui l’inspecte et qui lui retire au fur et à mesure un certain nombre de choses qu’il a avec lui. La prescription de base est de « ne rien emporter« . [aïroo] c’est d’abord soulever, par suite lever pour apporter ou emporter ; au sens figuré, c’est aussi exalter ou exagérer quelque chose.
Voilà une nuance éclairante, je trouve : il ne s’agit pas seulement de ne rien prendre au sens matériel du terme, mais aussi de ne rien prendre « dans sa tête », de ne pas accorder d’importance exagérée aux moyens. Pas aux moyens de l’annonce, mais aux moyens de sa propre survie. Il me semble que c’est cela qui explique le tri : ils sont envoyés, donc il faut qu’ils aient ce qui est cohérent avec l’envoi : un bâton de marche ([rhabos], c’est une baguette, une houlette, un sceptre, une baguette magique, un bâton, et même le caducée d’Hermès, « le dieu à la baguette d’or » ainsi que le nomme Homère), des sandales (le mot [san’dalone] désigne une sandale de bois fixée par une courroie passant sur le pied : ce n’est pas une chaussure confortable pour l’intérieur, mais bien un outil résistant pour la marche longue) et un vêtement (le [khitoon est a priori le vêtement de dessous, celui que l’on garde pour travailler, et non un vêtement d’apparat qui se vêt par-dessus celui-ci. Mais à la longue, le mot a fini par désigner tout vêtement…). Le voyageur est à présent équipé comme un voyageur.
Les autres éléments qui sont laissés ? D’autres bâtons éventuels, la nourriture, le sac pour les réserves, la monnaie pour s’en procurer ou pour dormir ou pour tous les besoins inconnus du chemin, de quoi se changer… A ce compte, je me demande bien qui voudrait partir ! Même les marcheurs du chemin de Saint-Jacques, attentifs à s’alléger le plus possible pour les deux ou trois mois de marche, ne renonceraient ni à leur sac-à-dos, ni à leur monnaie ou leur carte bancaire, ni à avoir un peu de rechange -ne serait-ce qu’en cas de pluie !! Parce qu’en fait, me semble-t-il, tous ces menus « détails » assurent la survie. Et si je comprends bien, cela veut dire que le maître demande à ses disciples, en les envoyant, d’être tout à leur annonce, leur proclamation inaugurale du royaume, et de renoncer à avoir le souci de leur survie et de leur conservation. Pourtant l’instinct de conservation est une chose tellement enracinée, tellement inséparable de la vie : c’est la vie qui se bat pour rester la vie ! Et sans cela, elle n’est déjà plus la vie. Voilà qui pose énormément de questions….
Voyons si la suite nous éclaire. « Et il leur dit : Où que vous entriez, dans une maison, là demeurez, jusqu’à ce que vous sortiez de là. Et ce lieu qui ne vous accueillerait pas ni ne vous entendrait, partant de là secouez la terre qui est sous vos pieds en témoignage pour eux. » En effet, c’est éclairant. Ils partent pour demander l’hospitalité : ce sont ceux qui sont sensibles à cette annonce et cette proclamation, ceux qui s’ouvrent au royaume, qui vont pourvoir à la conservation des douze. J’en tire deux évidences.
La première, c’est que être envoyé ne consiste pas à faire des grands discours en passant : c’est entrer dans un échange de vie durable et stable, « demeurez« , c’est aussi bien se laisser connaître dans sa manière de vivre. C’est donner à l’auditeur bienveillant l’occasion de vérifier une cohérence entre la parole annoncée, les actes accomplis, et la forme de vie courante. C’est se livrer dans une unité de vie -forcément en construction, disons-le tout de suite. Voilà qui est extrêmement exigeant pour le disciple, il est à découvert, pas de zone de retrait, et tous les moyens donnés aux autres pour vérifier -et souvent constater- le décalage entre l’annonce et le vécu. Ce qui implique pour le témoin une attitude humble, une attitude aussi qui n’hésite pas à reconnaître ces décalages. Mais soyons aussi positifs : c’est un moyen aussi pour que le témoin fasse passer des choses dont il n’est pas conscient, des choses que peut-être il vit sans même s’en apercevoir… Sans doute Jésus lui-même faisait ainsi : c’est que l’évangile n’est pas pour l’exceptionnel, il est pour chaque instant de la vie.
La deuxième évidence, c’est que les témoins ne sont pas dans une situation où ils apportent et les autres reçoivent : tous sont d’emblée dans l’échange, tous donnent et reçoivent. Pas les mêmes choses, certes, mais rien de superflu aux uns ou aux autres. On pourrait même observer que si les témoins, qui arrivent, reçoivent de leurs hôtes ce qui est nécessaire à leur survie, à leur conservation, à leur vie, ils ne peuvent qu’en être bien conscients. Alors que les hôtes, à l’écoute de la proclamation du royaume, ne perçoivent pas forcément que cela est nécessaire aussi à leur vie -car ils ont vécu plus ou moins sans cela. La situation est donc déséquilibrée mais en faveur des hôtes, ce sont plutôt ceux-ci qui sont en position de « force » et de « puissance ». François d’Assise l’a très bien compris, qui voulait pour lui même et pour ses premiers compagnons prendre au pied de la lettre ce passage de l’évangile, pour se trouver dans la même situation de dépendance et d’incertitude, mais aussi d’authenticité.

Il est possible que les témoins, les messagers, ne soient pas reçus. Un geste bien particulier leur est alors demandé, un « témoignage ». Il ne s’agit pas d’une imprécation, ni d’un geste de colère : « partant de là, secouez la terre qui est sous vos pieds ? » Pourquoi ? Que signifie ce geste ? Je le comprends de la manière suivante : vous n’avez pas voulu rentrer dans l’échange ? Vous n’avez pas voulu donner à votre tour, devant ce qui vous était offert ? Nous comprenons et ne voulons vous dépouiller de rien. Dociles, nous n’emportons rien de chez vous, pas même la terre qui est sous nos pieds. De sorte que rien de ce qui est vôtre ne vous manque. De sorte que, mis en difficulté dans notre survie, nous n’en prenions pas pour autant contre votre gré quoi que ce soit pour notre vie, quoi que ce soit qui peut-être puisse manquer ou porter atteinte à la vôtre. Ce geste, tel que je le comprend, serait à accomplir avec un infini respect. Peut-être la précarité de ces personnes est telle qu’ils ne puissent pas accueillir ? Peut-être y a-t-il ici une situation qui les empêche d’entrer dans le don et l’échange ? On ne sait jamais tout, mais on peut soupçonner un obstacle à la générosité spontanée, et cela se respecte. Il ne faudrait pas en rajouter en quoi que ce soit. Gardez, gardez tout, pourvu que vous puissiez vivre. Le témoignage de la gratuité jusqu’au bout.