la vie, librement (dimanche 22 août).

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Et nous voilà revenus au chapitre six de l’évangile de Jean, … non sans en avoir sauté une grande partie, du fait de dispositions différentes du lectionnaire pour le quinze août. Je dois donc rappeler que, dans l’intervalle, Jésus insiste dans son discours qui devient controverse avec les responsables religieux sur le fait qu’il faut « manger [sa] chair et boire [son] sang« . Et cette affirmation, manifestement mal comprise -et sans doute difficile à comprendre !- crée maintenant une forte difficulté non seulement chez les responsables religieux mais aussi et même parmi les disciples.

J’ai déjà commenté ce passage, Dimanche 26 août : la chair n’est d’aucun secours. Je voudrais cette fois suivre une piste un peu différente : d’une part essayer d’éclairer un peu à partir de ce qui a été dit précédemment cette parole plutôt dérangeante, d’autre part regarder de plus près les réactions.

Nous avons noté précédemment que le texte de Jean invitait à « digérer » : « Digérez non l’aliment qui se perd, mais l’aliment qui demeure en vie éternelle, celle que vous donnera le fils de l’homme« . Il s’agissait donc d’un « travail« , celui que fournit un organisme vivant pour augmenter sa vie, par l’assimilation. Assimiler, c’est mot-à-mot devenir semblable, rendre semblable : et la loi de la vie, la loi du vivant, c’est que c’est le plus vivant qui assimile le moins vivant. C’est la forme de vie consistant dans le plus de jaillissement spontané qui transforme en elle-même la forme de vie qui l’est moins. Il va sans dire ici que digérer un aliment porteur d’une vie éternelle, cela veut dire non pas transformer en soi -qui vivons moins- cet aliment qu’être transformé par lui, qu’être porté par cet aliment en ce jaillissement spontané suprême et maximal, tel qu’il ne se laisse pas réduire par aucune mort ni diminution d’aucune sorte.

Lorsque Jésus en vient à préciser « le pain que je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde« , il veut dire d’abord, me semble-t-il, que le don de lui-même qu’il fera par sa mort, par l’offrande de soi dans la mort, en l’anticipant pour la livrer sans retour et totalement, que ce don-même est porté par le jaillissement spontané de la vie éternelle. Que ce don spontané de soi est ce en quoi consiste la forme la plus haute de la vie : elle « s’incarne », se manifeste « dans la chair » par la mort, tout simplement parce que la condition de notre vie inclut historiquement la mort. Dans notre forme subalterne de vie, donner sa vie consiste au bout du compte à ne plus l’avoir, à s’en défaire ; dans la forme suprême et ultime de la vie, celle que Jean appelle la « vie éternelle », le don total de sa vie ne la fait pas perdre mais la fait entièrement partager. Je pense que c’est pour cela que, en avançant dans le discours, il devient question non seulement de la « chair », mais de « manger [la] chair » et « boire [le] sang » : la mention de la chair et du sang de manière distincte correspond à ce qui a lieu dans une mort sanglante, ou chair et sang se retrouvent séparés. Et recevoir ce don suprême, s’y ouvrir entièrement par la foi, c’est manger sa chair et boire son sang, pour en être travaillés, les « digérer », c’est-à-dire en être transformés, être porté par ce don dans la même qualité de vie suprême, « éternelle », dans la même capacité de se donner entièrement à son tour pour offrir tout ce que l’on est en partage.

Je ne sais pas si je me fais bien comprendre, j’avoue que je pressens des choses mais qu’il est difficile de mettre des mots dessus tant il me semble que c’est dense. En tous cas, une chose est certaine : il ne faut certainement pas prendre au pied de la lettre les affirmations que Jean écrit, et qui s’apparentent au cannibalisme ! C’est au pied de la lettre que les comprennent les auditeurs pour la plupart d’entre eux, et précisément cela les dégoûte, les détourne, les fait cesser de suivre Jésus. Conséquence ultime sans doute du reproche initial : « vous me cherchez, non parce que vous avez vu un signe mais parce que vous avez mangé du pain. » En ne se situant plus en recherche d’un autre plan, en s’arrêtant à ce qui est reçu comme si c’était la chose ultime, on verse dans l’incompréhension. Il peut d’ailleurs en être de même dans la pratique chrétienne : on peut « consommer du sacrement » en en restant à ce seul plan, et ce n’est pas suivre Jésus. Lui veut la foi, et c’est la foi seule qui reçoit le don lorsqu’un sacrement est célébré. Ce qui « compte », c’est de s’ouvrir à la vie transformante de celui qui s’offre tout entier, en sorte d’apprendre nous aussi à nous offrir tout entier : c’est cela que nous sommes invités à « faire en mémoire » de lui.

Un regard maintenant sur les réactions des uns et des autres, maintenant que « beaucoup de ceux de ses disciples qui l’ont entendu disent : Cette parole est raide ; qui peut l’écouter ? » Il n’atténue en rien ce qu’il a dit, il ne tient pas un autre discours pour les retenir, pour les flatter malgré tout. Il dit « et quand vous verrez le fils de l’homme monter où il était auparavant ? » Allusion transparente pour le lecteur (comme pour l’écrivain, qui écrit APRÈS la résurrection) à l’ascension : manifestation triomphale d’une vie irréductible par la mort, et qui appartient précisément au « ciel ». Mais « à partir de cela, beaucoup de ses disciples se mettent en retrait de sa suite et ne marchent plus avec lui.« 

Il est possible de ne plus suivre Jésus. Je ne vais tout de même pas en faire une bonne nouvelle ?! Eh bien si ! Nous n’avons pas affaire à un gourou, à un maître de secte, condamnés dès qu’on ne le suit plus. La porte est ouverte, il est possible de partir. Comme de revenir, d’ailleurs. Et cela est capital, dans le juste positionnement en matière religieuse : la sortie. La sortie est-elle possible ? Que ce soit temporaire ou définitif, est-ce possible ? Je dis que le danger est grave, quand on ne peut plus sortir : celui qui prétend mener au dieu ou parler en son nom laisse partir.

Mieux encore, il pose lui-même la question aux douze : « Ne voulez-vous pas aussi vous lever et partir ? » Comme elle est saine et libératrice , cette invitation. Les douze sont ce qu’on appellerait aujourd’hui le « premier cercle », les plus proches. Et pourtant, le maître ne se situe pas dans la séduction, il ne manipule pas, s’ils choisissent de partir, ils le peuvent. D’une part, ce maître n’adapte pas son discours aux réactions de ses auditeurs mais dit ce qu’il a a dire, librement, et laisse ses auditeurs l’accepter ou non, librement ; d’autre part il est tout-à-fait capable d’envisager sa solitude et son échec. S’agit-il d’une intransigeance du genre psycho-rigide ? Je ne crois pas, parce qu’il montre par ailleurs suffisamment à quel point il est capable de compassion et de compréhension vis-à-vis des choix des autres. Sa réaction n’est pas auto-centrée, dans un « allez-y, quittez-moi, laissez-moi ! » dramatisé : elle est sincère remise en liberté de tous, y compris des plus proches. La vie suppose la liberté : conduire dans les voies de la vie, donner la vie, n’est pas pensable sans la liberté qui seule peut s’y ouvrir.

La réponse de Simon-Pierre est significative : « les mots de la vie éternelle, tu [les] as… » L’expression est curieuse, quand on s’y arrête. Il me semble que ce que Simon-Pierre veut dire, c’est qu’il ne comprend pas tout (il n’emploie pas le mot [logos], parole, sens mais le mot [rhéma], mot, plus largement actes, choses), mais que ce qu’il voit c’est que tout est orienté vers la vie, celle qui est d’un autre ordre, celle qui appartient au dieu et qu’il veut donner en partage. Autrement dit, il ne s’arrêt pas à une chose qu’il ne comprend pas ou qui est raide à entendre pour remettre en cause tout le reste, mais fait le contraire : sur la base de tout ce qui l’aspire, de tout ce qui appelle en lui la vie, il accepte aussi des choses dont il ne voit pas le sens. C’est la confiance, c’est la foi. La relation à la personne est première par rapport à un ensemble d’idées ou de propositions. On voit d’autant plus l’importance de l’attitude du maître : car il est facile d’abuser d’une telle attitude de confiance, et nous en avons hélas aujourd’hui de terribles exemples, ce que l’on appelle de plus en plus « l’abus spirituel ». L’attitude qui reste justement distanciée, « Ne voulez-vous pas aussi vous lever et partir ?« , est l’attitude chaste qui laisse le disciple à ses choix et qu jamais ne referme sur lui une emprise.

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