Convertir le mode du pouvoir (dimanche 17 octobre).

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Pour la troisième fois, Jésus annonce aux Douze son arrestation, sa condamnation, sa passion, sa mort et après son relèvement. Marc situe cette troisième annonce après l’enseignement sur les biens de ce monde et leur usage, que nous avons entendu dimanche dernier. Le texte de cette troisième annonce ne nous est pas donné par le lectionnaire, mais nous avons sa conséquence immédiate, qui se déroule en deux temps : d’abord une démarche des fils de Zébédée, ensuite une réaction des dix autres. J’ai déjà commenté l’ensemble de cette séquence, sous le titre choisir la non-puissance.

Aujourd’hui, je voudrais m’arrêter seulement sur un passage, qui est dans la dernière partie de cette séquence ; un passage qui est le début de l’enseignement de Jésus en réponse à la réaction des dix, manifestement indignés que deux d’entre eux aient pris sur eux d’aller revendiquer une place supérieure à eux. « Vous savez que les réputés chefs des nations les dominent-en-seigneur et que leurs grands les surplombent-de-pouvoir. Or pas de ça en vous, mais qui voudrait parmi vous devenir grand sera votre serviteur, et qui voudrait parmi vous être premier sera de tous l’esclave. »

La première chose frappante, c’est la mise en regard des « nations » et du « en vous« , ou « chez vous« , qui désigne d’abord le groupe des disciples (mais peut aussi s’entendre dans un second temps de chacun au plan personnel). La société formée par une nation et la société formée par les disciples sont placés en vis-à-vis. C’est une chose qu’il ne faut pas oublier : le groupe des disciples, encore aujourd’hui, est situé comme un vis-à-vis pour la société des hommes. Et pourquoi faire ? Car les membres de l’une et de l’autre sont, pour une part au moins, les mêmes ! Si certains de la société des hommes, de la nation, ne sont pas du groupe des disciples, tous ceux du groupe des disciples sont de la nation, de la société des hommes -nécessairement.

Or c’est justement là l’articulation. Une des missions du groupe des disciples, c’est d’offrir à la « nation » une alternative : de montrer que les mêmes personnes qui la composent, dans les mêmes conditions d’existence et faisant face aux mêmes questions, aux mêmes problèmes, aux mêmes difficultés, partageant la même histoire, que ces mêmes personnes, donc, peuvent construire la société avec des repères différents. Et là ils font vraiment miroir, ils font vraiment vis-à-vis. Ils sont vraiment un témoignage. Ils montrent que vivre ensemble autrement n’est pas impossible. Ils sont un ferment de changement, et d’abord parce qu’ils sont un exemple de recherche sur d’autres bases, avec d’autres repères, et qui progresse. S’il y a une « Eglise de France », c’est pour montrer une « France autrement » ; s’il y a une « Eglise de Paris », une « Eglise de Bourges », une « Eglise de Creteil » (techniquement, on parle de « diocèse »), c’est pour montrer un « Paris autrement », un « Bourges autrement », un « Creteil autrement ». C’est pour montrer ce que serait le monde nouveau, avec le ferment du Royaume.

Singulièrement ici (dans le texte d’aujourd’hui), dans ce vis-à-vis, c’est le mode de gouvernance qui est pointé. Dans les « nations« , le pouvoir s’exerce en mode descendant, par le surplomb et la domination : les deux verbes grecs sont formés avec le préverbe [kata-] qui indique toujours un mouvement qui descend. Et là l’opposition est totale : « Pas de ça en vous ! » Voilà qui fait réfléchir, et notamment en cette période troublée qui fait suite au rapport de la CIASE sur les violences sexuelles dans l’Eglise catholique en France entre 1950 et 2020.

Ce rapport pointe fortement les modes de gouvernance. Et il me semble important de l’entendre en « stéréo » avec ce passage d’évangile. La gouvernance qui tombe d’en haut, la gouvernance qui regarde d’en haut, n’a pas sa place chez les disciples du Christ. Il ne suffit pas que les gouvernants, par un tour de passe-passe verbal, se déclarent « serviteurs », pour que le vis-à-vis soit constitué : il faut vraiment que le mode de la gouvernance soit autre. Le rapport montre sans appel la défaillance dont un tel mode de gouvernance s’est rendu coupable, et gravement coupable. Les témoignages de victimes illustrent au centuple l’aporie à laquelle il conduit : combien de rapports qui, parvenus à l’évêque, s’arrêtent là ; combien de cris qui, élevés vers l’évêque, restent sans réponse, n’obtiennent que mépris ou indifférence. Et hélas, encore maintenant, les réactions de ces mêmes gouvernants aux pistes préconisées par le rapport restent globalement et massivement marquées par une condescendance et l’impression de rester intouchable.

Et de fait, la structure de l’Eglise telle qu’elle est aujourd’hui peut bien durer encore des siècles : comme dans un diocèse toute décision appartient en tout domaine à l’évêque, nul ne peut le faire d’autorité descendre de son perchoir -pardon, de sa cathèdre-. Tout au plus peut-on laisser l’évêque gouverner un diocèse où il n’y aurait plus de fidèles : mais il pourrait encore s’entêter à se proclamer le seul authentique fidèle. La situation fait d’autant plus peine qu’elle entraîne une inversion : aujourd’hui, à notre honte, c’est la société civile, la « nation« , qui constitue un vis-à-vis et invite à un changement !

Mais c’est l’évangile qui réclame autre chose, c’est l’évangile qui demande, pour que l’Eglise, pour que le peuple des disciples soit fidèle à sa mission d’être un vis-à-vis à la nation et une promesse d’avenir pour elle, c’est l’évangile qui réclame une gouvernance autrement ! Et quelle gouvernance ?

D’abord la gouvernance s’adresse à qui la veut : qu’il n’y ait pas de mystère, ni de fausse humilité. « Mais qui voudrait chez vous devenir grand… qui voudrait chez vous être le premier.. » Ce « vouloir« , c’est le verbe [éthéloo] qui signifie vouloir bien, consentir à, désirer, rechercher, prétendre, être sur le point de… Cela montre d’une part que, selon l’évangile, nul ne devrait avoir à assumer une telle fonction sans en avoir le désir (et je sais des nominations qui se sont faites sous la pression ! Ce n’est en rien évangélique…), d’autre part que ceux qui assument cette fonction n’ont pas de honte à dire qu’en effet ils la désirent (ou l’ont désirée : car nos motivations évoluent avec le temps). Les autres attitudes et les faux semblants n’ont pas droit de cité dans cette cité-là. Soyons vrais.

Et quel est le mode propre de gouvernance dans la société des disciples, en vis-à-vis et en alternative à la société de la « nation » ? C’est d’être « serviteur de vous [les disciples], et esclave de tous« . C’est exactement le contraire de la domination, de ce qui tombe ([kata-]).

Le serviteur est celui sur qui tombent les demandes, les ordres, les attentes, et dont la fonction est de les accomplir. Le « pouvoir » du serviteur, c’est de réaliser les attentes qui lui sont exprimées, de les faire passer du désir à la réalité. De rendre les choses et la vie possibles. Selon l’évangile donc, ce sont les disciples dans leur ensemble qui disent ce qui est désirable, qui disent ce qui est souhaitable. Voilà qui est magnifiquement cohérent avec la doctrine de l’esprit-saint donné aux baptisés par leur baptême, avec la doctrine du « sens commun » des fidèles. Mais évidemment, les célébrations d’ordinations, qui insistent avec complaisance sur la « plénitude de l’esprit » donné au ministre (un mot qui, en latin, signifie bien « serviteur », mais qui dans notre langage d’aujourd’hui signifie tout sauf cela !!) font bien voir le glissement opéré : celui qu’on ordonne évêque absorbe en quelque sorte tout « l’esprit », et … qu’en reste-t-il pour les fidèles ? La première conversion, à mon avis, pour que « l’Eglise » devienne vraiment la société des disciples selon l’évangile, ce serait bien qu’elle croie à l’esprit-saint et le reconnaisse où il est, au lieu de le revendiquer ou de le confisquer, ou par commodité d’esprit de s’en défaire au profit de quelques-uns….

Giovanni Agostino da Lodi, Le lavement des pieds (1500), Huile sur bois 132 x 111, Galerie de l’Académie, Venise. Au centre, une figure au visage sévère, tenant un livre : l’évangile ? Devant, de part et d’autre, le maître-serviteur et son disciple gêné et bousculé. A l’arrière-plan, des discussions animées, peut-être sur la convenance ou non d’un tel renversement. En haut, une fenêtre ouverte sur le ciel….

L’esclave est celui qui est, dans la société antique, exclu du peuple libre, exclu de la citoyenneté. Non qu’il soit en-dehors ou au-delà : il est en-deçà. L’esclave ne peut pas se dire « au-dessus » des lois de la cité, car elles s’appliquent bien à lui : mais lui ne peut pas les discuter, ni rien proposer pour les changer. Elles pèsent sur lui, durement parfois, ainsi que les lois domestiques, sans que lui ait un « droit » quelconque. Il peut avoir un rôle très important : certains esclaves étaient les « ministres de l’économie » des plus aisés ou du prince, ses secrétaires, au point parfois d’être à la mort du maître affranchis par lui et richement dotés, parfois même de devenir ses héritiers principaux. Mais leur sort appartenait littéralement, dans leur vie même, à leur propriétaire. Et ici, il s’agit d’être « l’esclave de tous« , et non des seuls disciples. Nouveau renversement : éventuellement assumer une fonction importante, déterminante peut-être, mais en ne s’appartenant plus. C’est aliéner sa liberté, son autonomie de décision. Voilà qui est radical.

Il me semble que ces trois versets de Marc sont d’une brûlante actualité. Ils montrent l’urgence d’une conversion à l’évangile, qui n’est pas faite loin de là, et même qui n’a pas été vécue depuis des siècles ! Le clergé a rapidement pris le pas sur l’ensemble des fidèles (au point que le nom [klèros], qui désignait à l’origine l’ensemble du peuple de dieu -ceux que le dieu s’est gardé comme « lot » échu-, a été usurpé par ceux que l’on désigne depuis par ce nom !) L’épiscopat s’est rapidement construit de manière monarchique (alors qu’il était à l’origine plutôt collectif). Mais ce poids d’histoire ne doit pas résister devant la nouveauté de l’évangile, ni devant ce qu’il réclame depuis si longtemps déjà : « Pas de ça chez vous !« .

Mais je ne voudrais pas me contenter d’une lecture trop circonstancielle ni trop orientée : l’évangile est adressé à tous les disciples, pour qu’ensemble ils constituent un « vis-à-vis » pour les « nations » : chaque fois que nous sommes en situation d’autorité, parents, professeur (je parle pour moi, forcément !), responsable, chef, leader, chaque fois ces mots nous sont adressés à nous aussi et nous imposent la même conversion. Nous n’avons pas le droit de réclamer de nos responsables religieux (même si se sont eux qui infligent à Jésus-même la plus cuisante défaite en organisant son arrestation, sa passion et sa mort !) un tel changement, sans en donner les premiers l’exemple, sans avoir l’initiative de ce changement pour ce qui nous concerne dans nos responsabilités vis-à-vis des autres. C’est ce que les fidèles vivront et voudront vivre, qu’ils pourront réclamer à leurs « serviteurs » de rendre partout possible.

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