Accueillir le cri (dimanche 24 octobre).

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Le passage d’aujourd’hui est la conclusion de toute la section où Jésus enseigne ses disciples, en insistant particulièrement sur la fin de sa mission : arrestation, jugement, condamnation, passion, mort et résurrection. Une bonne conclusion fait normalement écho à l’essentiel de ce qui s’est joué précédemment, et assure aussi la transition vers autre chose. J’ai déjà commenté ce passage, sous le titre affronter la vérité de son être.

La grande section de l’évangile de Marc commençait avec la question de Jésus à ses disciples : que dites-vous que je suis ? Lorsque Pierre avait répondu que ce qu’il disait, quand il parlait de Jésus, était « le Messie », le même Jésus lui avait interdit (ainsi qu’aux autres) de parler ainsi. De façon assez remarquable, à la fin de cette grande section, nous trouvons un aveugle qui clame « Fils de David » : ce qui est très exactement la même chose que « Messie » ou « Christ » ! Jésus va le faire taire aussi, mais pas du tout de la même manière : plutôt en créant avec lui un rapport plus étroit, aboutissant au titre donné de « Rabbouni« , « mon petit maître« . Quelque chose de beaucoup plus personnel.

Mais ce n’est pas cela qui m’intéresse le plus aujourd’hui. Je vois, au début de ce passage, mentionnés plusieurs acteurs outre Jésus : ses disciples, la foule, et un aveugle. Et je suis frappé de l’effacement total des disciples en cet épisode. S’ils n’étaient mentionnés expressément au début, on pourrait les croire totalement absent : ils n’interviennent en rien ni dans la rencontre ni dans la guérison de l’aveugle. C’est tout de même bien extraordinaire, surtout à l’issue d’une longue section dont l’objet même est l’instruction des disciples !!

Mais, pardonnez-moi, je ne peux pas lire non plus cet épisode en mettant de côté le fameux rapport de la CIASE sur Les violences sexuelles dans l’Eglise catholique en France entre 1950 et 2020. Je ne le peux pas à cause de son importance. Je ne le peux pas parce qu’en voyant cet homme aveugle qui crie, j’entends le cri de toutes ces victimes. Et cela me donne un angle de lecture pour essayer d’accueillir leur cri, leur souffrance. Et cela me donne un angle de lecture pour essayer d’accueillir tous les cris, et peut-être même d’identifier les miens. Et j’entends ce cri tout en constatant l’effacement total des disciples et en remarquant le rôle ambigu et changeant de la foule, et il me semble que cela jette une lumière éclairante sur le drame vécu aujourd’hui.

Commençons par cet homme, donc, puisque c’est lui que nous sommes invités à entendre d’abord. Marc nous le décrit comme [tuflos], [prossaïtès] et [ékathèto para tène hodone]. [tuflos], il est aveugle, mais aussi sans issue, bouché. Chose étonnante, le mot désigne aussi celui qu’on ne voit pas. La première qualification de cet homme renvoie autant à lui qu’à ceux qui l’entourent et à nous mêmes qui lisons. [prossaïtès], il est mendiant. Il est celui-qui-demande-en-outre, celui-qui-demande-avec-insistance, celui-qui-supplie. Enfin, [ékathèto para tène hodone], il est « installé, établi, à côté du chemin« . Trois caractéristiques, donc : on ne le voit pas (et du coup, l’avenir est pour lui bouché, sans issue), il est dépendant, vit de demande et d’une demande orientée vers certains, dirigée (ce que signifie le [pros-]), et il est à côté, en dehors, du chemin, durablement : hors de la vie et des échanges de tout un chacun. Voilà entre autres la situation de nos victimes de violences sexuelles, tout continue comme avant, on ne les voit pas alors même qu’un besoin criant et vital de reconnaissance les habite. Et ce n’est pas la moindre de leur souffrance d’être désormais dans la dépendance et d’en avoir conscience ; et ce n’est pas le moindre des maux qu’on leur inflige que de ne les même pas considérer ; et ce n’est pas le moindre des mépris ni la moindre des complicités que de continuer à aller et venir notre chemin en les laissant « à côté« .

Evidemment, il crie. Evidemment, ça dérange et on essaye de le faire taire. Le cri de ceux qui souffrent dérange toujours. Comme l’a écrit il y a peu un de mes amis (Louis-Damien, si tu me lis…), il y a toujours une bonne raison pour faire taire une victime, on trouve toujours que leur expression manque de décence, qu’ils pourraient dire les choses de manière plus policée, etc. Mais leur premier droit est d’être entendu, quel que soit le mode de leur expression, quelles que soient les voies qu’ils prennent pour être entendus. Un cri de souffrance est toujours un cri qui fait mal, parce qu’il est le cri de quelqu’un qui a mal : et qu’on ne lui reproche pas de faire mal, car c’est lui reprocher d’avoir mal !

Celui qui entend son cri, c’est Jésus : et c’est parce que celui-là l’appelle -ou plutôt dit de l’appeler- que tout change pour lui : j’ai essayé de détailler déjà le processus de guérison dans mon commentaire précédent (lien en début de texte), j’en retiens aujourd’hui surtout le fait que Jésus ne le guérit pas d’un coup de baguette magique, mais qu’il le fait parler, qu’il l’écoute, qu’il lui fait mettre des mots sur son désir profond et que c’est cela même qui l’auto-guérit : « la foi de toi a sauvé toi ». Et pour nous il en va de même : écouter, faire parler, entendre. Et laisser s’exprimer le désir profond. De [para tèn hodon], « à côté du chemin » au débit du récit, l’homme se retrouve [én tè hodoo], « dans le chemin » à la fin du récit -ce sont même les trois derniers mots du texte-. Par cette rencontre écoutante, il se retrouve enfin dans le chemin, au milieu des échanges et des allées et venues de tous, dans le flux de la vie. Comment ne pas souhaiter qu’il en aille ainsi pour nos victimes… Ce que je peux faire, à mon maigre niveau, c’est peut-être déjà lire ce qui est publié de leurs cris. C’est peut-être aussi militer pour que ces cris soient connus et entendus, écoutés (ce qui est plus qu’entendus : cela implique attention, intelligence, compassion, et réaction). Et puis aussi exiger qu’ils soient « dans nos pattes », qu’ils fassent partie de notre chemin, jusqu’à nous empêcher de vivre comme d’habitude et comme nous l’avons toujours fait.

Et ainsi aussi de tous les « oubliés de la vie », de tous ceux qui sont « en dessous des radars » et qu’on chercher à faire taire ou, pire, qu’on laisse crier sans même s’y intéresser.

Mais je voudrais m’intéresser aussi à la foule, à son rôle. Et à l’effacement problématique des disciples. Dans la section précédente de l’évangile de Marc, lors de l’envoi des Douze et après dans la première multiplication des pains, la foule et les disciples sont en quelque sorte mis en regard : les Douze sont envoyés aux foules, et celles-ci en les suivant jusqu’à Jésus menacent presque la survie des Douze et des disciples, empêchant ceux-ci de manger tant ils se font pressants. Et pour garantir aux disciples le repos nécessaire, Jésus prend lui-même en charge les foules, et c’est l’opération pain-pour-tous à partir de ce qu’un petit garçon de la foule a apporté.

Ici, juste avant l’entrée à Jérusalem, c’est la foule qui est active. Elle est d’abord qualifiée de [ikanos], suffisante, mais dans le sens de suffisamment puissante pour : c’est une foule considérable, et dont la puissance réside dans le nombre. Le genre de foule qui peut vous écraser. La foule d’une grosse manifestation, qui s’enorgueillit de sa taille parce qu’elle sait que là réside sa puissance. « On est là, on est là !! » Vous imaginez quand elle tombe sur l’homme seul pour le faire taire. Je doute que cela se fasse dans la douceur. On ne mesure jamais la force, la violence même, que l’on exerce quand on est majoritaire. L’accord tacite pour faire taire cet homme au cri indécent constitue la meilleure des auto-justifications : nous sommes tous d’accord, il doit se taire. Et nous avons bien raison, puisque nous sommes tous d’accord. Oui, c’est une des caractéristiques de la vérité que d’être ce sur quoi on doit pouvoir se mettre d’accord : c’est la raison même du débat pour la chercher ! Mais attention à sa parodie (tiens ! Je remarque en écrivant que « parodie » vient de [par’hodos], c’est-à-dire… à côté du chemin !!!, Comme l’aveugle !!) : parodie, parce que si la foule est d’accord pour qu’il se taise, lui n’est pas d’accord. Et tant qu’il n’est pas d’accord (librement, s’entend, et non sous l’effet de la pression), il n’y a pas « vérité », il n’y a pas accord.

Mais remarquons que sur une parole de Jésus, la foule change du tout au tout. Et c’est tout de même admirable ! Il dit : « appelez-le« . Le verbe [foonéoo] signifie d’abord « faire entendre un son de voix : élever la voix, parler et même chanter » ; dans un second temps seulement, appeler (appeler par son nom, appeler d’un nom). Ainsi donc, l’ordre donné par le maître est d’abord de faire entendre la voix de cet homme, d’élever sa voix, de lui parler, peut-être de le chanter. Et aussi de l’appeler par son nom, de lui donner le nom qui est le sien. Son nom propre, sûrement, Bartimée. Peut-être aussi ce nom de victime qu’on lui refuse, ou ce nom de laissé pour compte. Il ne l’appelle pas lui-même, il ne dit pas : « Viens » (ce qu’il dit pourtant souvent), mais il dit tout ce qu’on vient de dire. Et c’est la foule -pas les disciples !- qui consonne, qui réagit. La foule se retrouve en situation soudaine d’intermédiaire, en lui disant : « Vas-y, debout, il t’appelle« .

Ce qui n’est pas tout-à-fait vrai : c’est elle, la foule, qui devrait l’appeler puisqu’elle en a reçu l’ordre. La foule, dès cet instant, a reçu un ordre pour cet homme : elle a mission de faire entendre, de porter sa voix, de porter son cri, d’en faire son chant. Elle a reçu ordre de l’intégrer en elle, de le faire membre de la foule. Mais c’est peut-être ce qu’inconsciemment elle fait, quand elle le conduit à Jésus tout de suite. Car après tout, la foule, c’est bien la foule de ceux qui cherchent Jésus, qui veulent l’entendre souvent. Chez Marc, elle n’est pas tout-à-fait identifiée aux disciples, car elle va et vient. Mais justement, elle est celle qui peut intégrer cet homme et son cri.

Et les disciples alors ? Oui, absents. Si je prends le miroir d’aujourd’hui, il a fallu une commission indépendante pour faire entendre le cri des victimes : mêmes les associations ne parvenaient pas à se faire entendre. Elle émane, cette commission, de l’épiscopat qui l’a convoquée et instituée, mais elle s’en distingue par sa totale indépendance. Elle est faite de personnes qui se revendiquent catholiques, d’autres qui disent simplement leur sympathie ou leur absence d’hostilité. Elle représente bien pour moi la « foule ». et je crois que la leçon de l’évangile d’aujourd’hui, avec le miroir de cet événement, est bien que les disciples ne sont plus rien sans la foule, sans cet ensemble considérable des sympathisants de Jésus (pas forcément de l’Eglise, il ne faut jamais les confondre). Et ce ne sont pas les disciples qui ont le pouvoir de déterminer qui est « valable » ou non, « valide » ou non, dans l’approche de Jésus. Bien au contraire, l’élan spontané de ceux qui ont entendu les mots de Jésus, c’est l’élan de la foule, non des disciples, qu’on attendait pourtant ici ! Et cet élan a été efficace, il a bien relayé le maître et rendu possible la rencontre et la guérison de cet homme.

2 commentaires sur « Accueillir le cri (dimanche 24 octobre). »

  1. Intéressante réflexion sur la foule ,avec ses deux aspects.:elle fait taire, puis elle propulse en avant.
    Celui qui crie,qui appelle :c ‘est bien sûr pour moi le cri ,la demande de celui qui a besoin .
    Mais surgit aussi pour moi le raffut des hommes politiques que nous commençons à entendre ,et dont les médias vont nous abreuver…(et qui viennent parasiter les vraies questions)
    Qui allons nous écouter ?..déjà on parle moins du rapport de la Ciase ,et de ce qu’ il va falloir mettre en place pour que le vrai cri soit porté (par nous aussi ),entendu,vers Celui qui Sauve.Cela me donne plusieurs pistes de réflexion.Merci

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