Se laisser modeler (dimanche 23 octobre).

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Luc a mis bout à bout deux histoires pour illustrer le même propos, à savoir que le royaume est « à l’intérieur de vous« .

La première de ces histoires, celle d’un juge sans justice qui finit par rendre justice à une veuve qui crie vers lui, tirait la conséquence qu’il faut demander et crier son désir plutôt que de se résigner à une situation qui fait souffrir, et c’est cela même qui fait advenir le royaume, tant du fond de celui ou celle qui crie que du fond de ceux que ce cri fait réagir : nous l’avons lue la semaine dernière.

La seconde en tire une autre conclusion, elle est adressée spécialement « à l’adresse de certains convaincus d’être eux-mêmes justes et ne faisant aucun cas de ceux qui restent. » C’est l’histoire d’un pharisien et d’un publicain qui montent en même temps au Temple pour prier. J’en ai fait déjà un commentaire, Ouverture en mineur. Je voudrais cette fois-ci, pour l’explorer à nouveaux frais, suivre la piste ouverte la semaine passée à propos du « juste », de la [dikè].

Nous avions la semaine dernière un juge sans [diké], un juge qui ouvertement n’avait aucun égard pour les règles et les coutumes. Sa situation était en quelque sorte revendiquée, assumée. Cette fois-ci, la parabole est dite « à l’adresse de certains convaincus d’être eux-mêmes [ dikaioï ]« , c’est-à-dire observants des règles. Le Pharisien qui monte au temple est le type de ceux-ci : il considère d’ailleurs que c’est « le reste des hommes » qui est constitué, entre autres, de [adikoï], semblables à notre juge de la première parabole. Pour lui, le monde est binaire : il y a ceux qui observent les règles et les coutumes, grâce à qui la vie ensemble est possible (et il est de ceux-là) ; et il y a les autres, « le reste« , ceux qui n’observent aucune règle et avec qui il n’est donc pas possible de vivre.

La conclusion de la parabole énonce pourtant un tout autre point de vue : « il descend, cet autre, justifié dans sa maison, inversement au premier« . C’est une double surprise. Première surprise, évidente : les rôles sont inversés. Ce n’est pas celui qui est « convaincu d’être [dikaïos] » qui revient chez lui « justifié », mais « l’autre« , celui qui fait partie du « reste« , avec lequel le premier estimait impossible de vivre. Deuxième surprise, moins évidente mais plus profonde, plus renversante : il est question d’être « justifié », [dédikaïooménôs]. Arrêtons-nous un peu sur ce mot.

Sa racine est toujours [dikè], c’est toujours la même idée des règles de la vie ensemble, d’un niveau très horizontal de la justice. Mais l’augment initial [de-] indique une chose réalisée, un aboutissement, une chose parvenue à son terme. Et la terminaison [-ooménôs] indique un processus, le résultat d’un ouvrage. On a exactement la même construction dans l’adresse de l’ange à Marie au début de l’évangile de Luc, il lui dit : « Salut, [kékharitooménè]« , où le radical est [kharis], la grâce, la gratuité, le charme, où l’augment initial indique l’achèvement et la perfection d’une réalité, et où la terminaison [-ooménè] (au féminin) indique un processus. Appelée ainsi, Marie est « celle-qui-est-modelée-par-la-gratuité-jusqu’au-bout ». De même ici, le publicain est « celui-qui-est-modelé-par-la-justice-jusqu’au-bout ».

Pourquoi dis-je qu’il y a là une surprise plus profonde et plus renversante ? Mais c’est qu’être « juste », [dikaïos], n’existe pas, sinon dans l’esprit du Pharisien ! Il n’y a pas de juste, il n’y a que des « justifiés ». Autrement dit, c’est l’œuvre d’un autre de nous rendre justes, nous ne le sommes d’aucune manière, et sûrement pas par nous-mêmes. De plus, il s’agit du terme d’un processus, c’est toute la vie dans sa durée qui est engagée dans ce sens, car il est évident que notre vie concrète, telle qu’elle se déroule, est bien le terrain en lequel se fait ce modelage par la justice.

Adam a été, selon l’image magnifique de Gn.2, modelé : et de même que nous ne sommes pas aussi humains au début de notre vie qu’à la fin (pourvu bien sûr que nous ayons opté pour l’humanité, et non pour l’inhumain), que nous gagnons en humanité, que l’humanité est le terme d’une processus, de même aussi, nous devenons plus justes au long de notre vie. Et si nous gagnons en humanité, c’est le fruit d’une coopération : les autres contribuent à nous modeler, soit par leur influence positive, soit à leur corps défendant. Les évènements que nous traversons contribuent à nous modeler, soit qu’ils nous portent, soit qu »ils révèlent le meilleur de nous-mêmes; et tout cela n’est vrai que parce que nous-mêmes cherchons cela, consentons à cela, coopérons à notre propre modelage. Et l’homme de foi dira que dans ce modelage, ultimement, c’est le dieu qui nous façonne à son image, avec une main extérieure au vase et dont la pression va vers l’intérieur, avec l’autre main intérieure au vase et dont la pression pousse vers l’extérieur : que ce soit dans les autres, dans les évènements ou ne nous, il est là et il opère lui aussi.

Ainsi donc, c’est une surprise : les choses ne sont pas du tout ce que le Pharisien croyait qu’elles étaient. Que nous apprend donc cette parabole sur la prière ? Car les deux montaient au temple (au même temple !) pour prier… Il me semble que celui qui est convaincu d’être juste, à cause de cette conviction, est tout rempli de choses toute faites, il ne laisse aucune place à la nouveauté, à l’action d’un autre. Il se paye un peu de mots et chante sa propre louange devant le dieu. L’autre est tout vide, comme la sandale du prodigue dans le tableau magnifique de Rembrandt : il n’est pas centré sur sa valeur, il supplie seulement (on retrouve le « cri » de la veuve) et attend d’un autre la décision d’être accepté, attend qu’on lui ouvre la porte. Ne considérant aucun « droit » qu’il aurait, il mendie sa place. C’est peut-être pour cela que le modelage en lui peut s’accomplir. Pourvu que nous gardions cette attitude profonde tout au long de notre pauvre existence…

Et dans cette ouverture, dans ce « vide » de soi, le royaume peut advenir, de l’intérieur. Car il est « à l’intérieur de vous« , et c’est de là qu’il advient.

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