Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Le texte qui nous est donné aujourd’hui intervient beaucoup plus loin que celui de la semaine passée dans l’évangile de Luc, et dans un tout autre contexte. On trouvera une remise en contexte dans le commentaire précédent que j’ai tenté d’en faire, La résurrection et l’amour.
Pour l’heure, je suis frappé par la dernière affirmation mise par Luc dans la bouche de Jésus, affirmation qui ferme la bouche à tous les polémistes qui viennent ou sont venus le provoquer. Il dit en effet : « Que les morts se réveillent, Moïse également l’a indiqué à propos du buisson, où il dit ‘le seigneur dieu d’Abraham et dieu d’Isaac et dieu de Jacob’. Or il n’est pas dieu des morts mais des vivants, tous en effet vivent pour lui. » Pour Luc, ce qui ferme la bouche des adversaires, c’est surtout l’autorité incontestable dans l’interprétation des écritures que manifeste Jésus ici. Il se réfère à un passage du Livre de l’Exode, un moment bien connu de tous, et il en tire une conclusion en interprétant ce passage par un principe incontesté.
Le passage bien connu, désigné ici d’une façon un peu elliptique (littéralement, « à propos de l’épine » !), c’est celui dit du Buisson ardent. Moïse, en difficulté avec Pharaon suite à l’assassinat d’un Egyptien qui maltraitait un Hébreu, a fui au désert. Embauché comme berger, il garde les troupeaux de son désormais beau-père Jéthro, et c’est au cours de cette activité qu’il est saisi par un phénomène étrange, un buisson qui paraît brûler sans se consumer. Et c’est là que le dieu des Hébreux se révèle à lui et l’envoie en mission pour libérer son peuple.
Or ce dieu se révèle à lui d’emblée comme le « dieu d’Abraham et dieu d’Isaac et dieu de Jacob » : et c’est ainsi aussi qu’il lui recommande de se présenter aux Hébreux auquel il envoie Moïse. C’est un nom de fidélité, clairement, car il associe ces noms en disant « le dieu de vos pères« . C’est un nom qui dit : j’ai été avec vos pères, je suis maintenant avec vous. Quand Moïse lui en demande plus, il répond par le mystère, « Je suis qui je suis« . Mais il invite à conclure de la fidélité passée accordée aux pères, à la fidélité présente accordée aux fils. Voilà la référence que Luc met dans la bouche de Jésus (la formulation « Moïse l’indique… il dit… » ne doit pas troubler : on disait à cette époque que le Pentateuque avait été écrit par Moïse lui-même).
A cette référence, un principe s’ajoute : « Or il n’est pas dieu des morts mais des vivants, tous en effet vivent pour lui. » Ce principe est manifestement partagé par tous les interlocuteurs, sinon il n’aurait pas de force probante. C’est un principe clair, ce dieu est le dieu des vivants et pas des morts. Dans bien des mythologies, il y a un (ou des) dieu des morts ; mais ici à l’évidence, ce dieu, en se révélant et en envoyant Moïse s’occuper des Hébreux actuellement vivants et opprimés, a le souci des vivants, et le souci qu’ils vivent. Son « nom de fidélité » clame qu’il veut s’occuper à leur tour des vivants d’aujourd’hui comme il s’est occupé en leur temps des vivants d’hier. On peut traduire la fin de la phrase de deux manières, « …tous en effet vivent pour lui » ou « …tous en effet vivent par lui« , le datif [aoutoo] autorise les deux. Faut-il choisir ? Pas sûr. Mais on constate que « par lui » reste mieux dans la note de la démonstration : il s’occupe de tous et les fait vivre.

Maintenant, ce qui me frappe et m’étonne, c’est que la démonstration mise dans la bouche de Jésus et qui confond ses contradicteurs, est une démonstration « que les morts se réveillent« , autrement dit dans le contexte de l’épisode, qu’il y a bien une résurrection des morts. Et cela est étonnant : car cela signifie que Abraham, Isaac et Jacob ne sont pas pris ici comme ceux qui, alors qu’ils étaient vivants, bénéficiaient de l’attention providentielle et privilégiée du dieu des Hébreux, du dieu fidèle. Ils sont pris comme ceux qui sont actuellement vivants ! Le dieu n’est pas « le dieu autrefois d’Abraham », mais « le dieu en ce moment d’Abraham » : la démonstration n’en est pas une si on ne comprend pas les choses comme cela.
Ainsi, le dieu vivant qui s’est occupé des vivants reste ce qu’il est une fois ceux-ci disparus. Il leur a communiqué la vie, il continue de la leur communiquer ! Et Abraham, Isaac et Jacob sont morts pour nous, mais pour leur dieu ils continuent de bénéficier de sa vie, car lui reste ce qu’il est, dieu des vivants, dieu qui vit et qui donne la vie. Et mon étonnement se redouble, car alors on peut comprendre que la résurrection des morts n’est pas pour plus tard, mais qu’elle est actuellement à l’œuvre. C’est comme s’il y avait une différence de point de vue ou de perception : nous percevons Abraham, Isaac, Jacob et tous nos défunts leur suite comme morts, c’est notre point de vue. Mais pour le dieu fidèle, ils reçoivent toujours de lui la vie. Ils sont plus vivants que nous ne le percevons. Ils sont réellement vivants, déjà « éveillés », et c’est nous qui sommes dans l’attente de le percevoir clairement, ouvertement !
Dans le fond, Paul dit-il autre chose quand il affirme : « Vous êtes morts en effet et votre vie est cachée avec le Christ dans le dieu. » (Col.3,3) ? Si l’on compare vie à vie, celle que nous percevons ici et celle que le dieu communique et que nous ne percevons pas encore, il n’y a pas photo : celle-ci est « mort » comparée à celle-là. Mais celle-ci est perceptible, quand celle-là demeure cachée dans le mystère du « Je suis qui je suis« . On n’en saura pas plus, mais déjà on peut frémir et tressaillir d’avance, tant cette vie-ci est belle. Si elle est si belle, qu’est donc l’autre, celle que déjà nous communique le dieu fidèle mais que nous ne percevons pas encore ? Qu’est-elle pour qu’en comparaison celle-ci soit dite « mort » ?
Il me semble que Luc nous dit que la résurrection n’est pas pour plus tard : elle est un travail déjà commencé, déjà à l’œuvre dans nos existence, même si c’est caché. Et cette perspective nous soulève déjà, nous sommes travaillés au plus profond par la vie communiquée par le dieu fidèle, par le dieu de vie qui rend vivant. Quelle merveille !