Un chemin de consolation (dimanche 29 janvier)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

J’ai essayé déjà de donner un commentaire de l’ensemble de ce passage célèbre de l’évangile de Matthieu que nous appelons les Béatitudes, Il est où, le bonheur, il est où ?, on voudra bien s’y reporter pour situer le texte (ce qui peut s’avérer nécessaire, tant on nous fait naviguer « de-ci de-là, pareil à la feuille morte » dans ce lectionnaire).

Je voudrais m’arrêter un moment cette année sur la deuxième de ces béatitudes (dans certains manuscrits, c’est la troisième), qui m’attire cette fois-ci. Il s’agit de celle-ci : « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’eux seront consolés« . Je prends le temps d’en approfondir les mots pour commencer.

Le premier mot, [makarioï], je l’ai traduit par bienheureux un peu par habitude, mais il signifie aussi tout simplement heureux, et même mon cher ou très cher quand on s’adresse à quelqu’un. A la réflexion, cette dernière traduction (toute traduction est toujours une interprétation…) est peut-être la meilleure : déclarer heureux quelqu’un qui pleure est tout simplement paradoxal et suivant les situations peut même se révéler indécent. A moins bien sûr que l’on pleure de joie ou de bonheur, mais alors serait inutile toute consolation : or c’est précisément ce qui suit. Bienheureux est en revanche possible, à condition d’entendre par ce renforcement l’idée d’un contraste entre une réalité actuelle, vécue, constatable, et une autre point de vue, supérieur, voilé, auquel on est invité à croire. Cela peut de fait se révéler plus cohérent avec d’autres éléments du message de Matthieu. Mais ce qui me séduit avec la traduction « très chers« , c’est le tour décidément subjectif que cela donne à la déclaration : c’est Jésus qui dit à ceux qui pleurent qu’ils lui sont chers, et même très chers. Non seulement cela ne peut pas paraître déplacé, mais c’est peut-être déjà le début de la « consolation » dont il est question quelques mots plus loin ! Faut-il choisir ? Si nous publiions une traduction, il faudrait fatalement choisir, mais si nous nous contentons de commenter et d’approfondir, rien ne nous y contraint, nous pouvons garder les deux. Ce sont comme des notes que nous pouvons faire sonner ensemble : c’est le chemin vers l’harmonie.

Ceux qui pleurent traduit [hoï pénthountés]. Il s’agit d’un participe présent employé comme substantif, le participe du verbe [pénthéoo] qui signifie pleurer, déplorer, être dans le deuil. Le mot dérive lui-même du verbe [paskhoo] qui signifie subir, endurer, et qui a donné d’abord le nom [pénthos] qui est la douleur, mais jamais au sens physique : le premier univers de ce mot est la douleur morale due à la perte d’un être cher, et s’étend à toute douleur morale qui a un caractère irrémédiable, irréparable. Ainsi donc, [hoï pénthountés] désignent ceux qui, actuellement, sont en train d’éprouver cette douleur irréparable. Il ne s’agit pas que d’une vague tristesse, d’un vague-à-l’âme, mais bien du résultat de la situation objective d’une perte irréparable et de tout ce qu’elle produit en soi.

De quel « irréparable » peut-il s’agir ? Nous pensons d’abord et immédiatement à la perte d’un être cher, c’est le premier sens. Mais bien des choses sont irréparables. Un changement de situation ou d’état peut être irrémédiable. Un accident de santé peut avoir des conséquences désormais incontournables, constituer un handicap à vie par exemple, ou apparaitre comme une étape irréversible vers la mort. Mais certains actes aussi peuvent revêtir ce caractère : on s’aperçoit après, trop tard, qu’on n’aurait pas voulu dire ou faire ceci, mais le mal est fait. C’est dans ce sens là que la spiritualité orientale parle du [pénthos], souvent traduit « don des larmes » : quand l’Esprit du dieu met au cœur de quelqu’un la prise de conscience de la profondeur du mal commis, et qu’il en naît cette fameuse douleur devant l’irréparable.

Ce qui est annoncé, ou promis, à ceux là, c’est de [paraklèthèsontai] : il s’agit du futur passif du verbe [parakaléoo] qui signifie d’abord appeler auprès de soi, mander ou s’adresser à quelqu’un pour obtenir quelque chose, ensuite, invoquer ou inviter. Mais le mot signifie encore exhorter, conseiller, et de là consoler, et exciter ou faire naître. Ici, au passif, on voit qu’il s’agit de se retrouver en proximité, d’avoir quelqu’un qui vous parle, qui vous conseille, qui vous console, et même qui fait renaître et repartir votre vie d’un autre pied. C’est finalement tout un processus, souvent un peu occulté par le seul verbe « consoler ». Car on voit qu’il ne s’agit pas que d’un seul réconfort moral, de gentilles paroles dites à peu de frais et dont on se demande d’ailleurs si leur but réel n’est pas d’arrêter chez l’autre un épanchement qu’on a du mal à supporter : celui qui console va se faire proche, il va se tenir durablement dans la proximité, donc il va écouter beaucoup, il va offrir un espace de liberté où l’autre va pouvoir être soi-même, épancher sa douleur. Mais il va aussi lui demander, il va avoir besoin de celui-là même qui est dans la douleur, et lui offrir un lieu pour donner à nouveau, car c’est le chemin de la vie. Il va lui parler à son tour : peut-être avec des conseils ? Peut-être simplement pour faire écho à ce qu’il entend et face à quoi il est lui aussi impuissant. Que peut-on face à l’irréparable ? Mais le terme de son œuvre, c’est bien que l’autre se relance, que la vie renaisse, qu’un nouveau projet s’ébauche, que la nouvelle situation crée par l’irruption de l’irréparable ne soit plus un terme mais une étape et le début de quelque chose de nouveau. Voilà ce qu’est cette fameuse « consolation » promise.

Alors que nous dit cette belle béatitude ? Maintenant que nous avons essayé d’en éclairer les termes, que nous dit-elle ? Ce qui me met la puce à l’oreille, c’est le « ceux-là » : « Très chers me sont ceux qui souffrent l’irréparable, parce que ceux-là seront consolés » Ce mot est totalement inutile pour le sens de la phrase, qui se comprend fort bien sans lui, déjà dans le grec. Alors pourquoi l’avoir ajouté ? Je le comprend comme une invitation à partir de là dans la compréhension de la béatitude : bienheureux ceux qui feront cette expérience de la « consolation » telle qu’on l’a décrite, et surtout si c’est Jésus lui-même qui tient la place du consolateur. Bienheureux ceux qui vivront avec lui une telle proximité, un tel échange, une telle communion. Mais voilà, seuls ceux-là, seuls ceux qui souffrent un mal irréparable feront cette expérience. Ce n’est pas le mal dont il faut se réjouir (même si l’on peut parfois dire après coup « il fallait que j’en passe par là »), mais il y a bien une joie nouvelle et incomparable à entrer dans cette proximité avec le maître.

Il me semble qu’il y a aussi une invitation à prendre l’une et l’autre place : une invitation à partager avec un autre (ou d’autres) nos larmes, une invitation à prendre la place de consolateur, une invitation à faire de nos vies des compagnonnages où l’on est tour à tour dans l’un et l’autre cas, et à donner ainsi de la chair à la présence du seul maître.

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