Dérangés (dimanche 23 avril).

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF

Et revoilà notre si merveilleux récit des pèlerins d’Emmaüs. C’est un récit dont, je l’avoue, je ne me lasse pas, tant il est plein d’une atmosphère intime, joyeuse, émerveillée. J’en ai déjà fait une interprétation assez générale, Chemin d’espoir, et j’ai aussi essayé de suivre le cheminement décrit pour le couple formé par les deux compagnons, un cheminement vers la vie : Résurrection d’un couple. Je voudrais m’attacher cette fois-ci à une question bien précise, qui me fascine toujours, celle de la reconnaissance / disparition du Ressuscité aux regards des deux : « or d’eux sont entrouverts les yeux et ils le reconnaissent : et lui devient caché d’eux. »

C’est absolument fascinant pour moi de constater qu’il y a tout ce temps où le Ressuscité marche avec eux sans qu’ils ne le reconnaissent : ils ne savent pas à partir de quand ce troisième marche avec eux, ils se rendent à peine compte qu’il entre dans leur conversation, à un moment ils s’adressent expressément à lui (mais plutôt sur un ton de reproche), ils l’écoutent finalement longuement, ils le forcent à rester avec eux. Et voilà qu’au moment même ou, enfin, ils le reconnaissent, il disparaît à leur vue ! Mais pourquoi ?! N’est-ce pas justement les frustrer tous des retrouvailles ? Sur un plan simplement humain, c’est sans doute une des plus belles joies que l’on puisse éprouver : se retrouver ! Plus encore si l’on se retrouve alors qu’on pensait ne jamais se revoir ! Alors pourquoi se priver d’une telle joie ?…

Sur le plan littéraire, les « scènes de reconnaissance » sont un grand classique : au théâtre notamment, nombreux sont les dénouements qui s’accomplissent grâce à la reconnaissance que tel personnage est en fait telle personne que l’on croyait perdue ou disparue : c’est la signature même du « happy end », du dénouement heureux par lequel finalement tout s’arrange, par lequel toutes les tribulations précédentes sont finalement acceptées parce qu’elles ont conduit à ces retrouvailles qui font tout pardonner. Mais ici, rien de tel : au moment même de la reconnaissance, pfuittt ! disparu….

Cette comparaison avec d’autres scènes de reconnaissance est peut-être révélatrice. Quand, dans les Fourberies de Scapin, Zerbinette se révèle être finalement la fille d’Argante, tout s’arrange : elle peut bien épouser Léandre sans déchoir (et Géronte, le père de celui-ci, n’en sera plus fâché). Quand s’ajoute l’identification d’Hyacinthe, aimée d’Octave (le fils d’Argante), avec la fille de Géronte qu’on lui imposait comme épouse, tout va bien qui finit bien ! Dans L’Avare, quand Anselme se révèle être finalement Don Thomas d’Alburcy, père de Valère et de Mariane, les deux mariages (Valère-Elise d’une part, Cléante-Mariane d’autre part) peuvent se faire à la satisfaction d’Harpagon. L’aboutissement de ces scènes de reconnaissance, c’est la révélation d’une vérité cachée qui donne un éclairage nouveau sur une réalité sans elle de plus en plus compliquée et insoluble. En fait, il n’y a pas de vraie nouveauté : la nouveauté est la révélation de ce que tous ignoraient et qui change l’interprétation de la réalité en cours. L’histoire peut se poursuivre sur de nouvelles bases, apaisées, sur une « nouvelle normalité » en quelque sorte.

Qu’il en aille ici autrement nous fait peut-être voir des différences bien plus grandes et plus fondamentales : la nouveauté n’est pas seulement ici le dévoilement de ce que l’on ignorait, il s’agit plutôt d’une nouveauté bien plus réelle. Ce n’est pas qu’on l’ignorait, c’est qu’elle n’était pas ! Il faut mesurer ce que cela signifie. Si les deux disciples ne reconnaissent pas leur maître, au point (comique d’ailleurs) de lui dire en face : « Tu es bien le seul à ignorer les évènements de ces jours-ci », c’est parce qu’ils ne peuvent même pas imaginer l’avoir en face d’eux. Luc le dit d’emblée d’ailleurs, et d’une façon si insistante qu’elle est souvent atténuée dans les traductions : « or leurs yeux étaient forcés de ne pas le reconnaître. » On ne peut s’ouvrir à une réalité que si elle est, quelque part dans sa tête, mise au rang des possibles. Ici, nos deux disciples ont même perdu l’espoir : « et nous qui espérions« . Il me semble que nos cœurs « habitués » à l’affirmation de la résurrection sont dans le faux, justement parce qu’ils sont habitués : il nous faudrait revenir à la violence insoutenable de cette affirmation. Et non seulement de cette affirmation mais avant tout et surtout de sa réalité. Affirmer la résurrection est grotesque, pour l’esprit. La réaction normale est celle de l’aréopage d’Athènes en écoutant Paul : « Là-dessus, nous t’écouterons une autre fois ». Et ceux qui croient que Jésus est ressuscité font bien de s’apercevoir à quoi ils croient, à quelle affirmation folle ils accordent crédit.

C’est un petit quelque chose de cette violence, peut-être, qui transparaît dans l’affirmation de Luc : « Et ils s’approchaient du village où ils se rendaient, et lui fait en outre de se rendre plus avant. » Ce « fait en outre » est formé en grec sur la racine [bia], la violence. Et quelle violence ? Il me semble aujourd’hui que c’est une violence faite à leur attachement, tout simplement. A re-fréquenter et écouter cet étranger, qui s’est mine de rien imposé dans leur groupe et leur conversation au point d’en devenir le centre, ils se sont attachés à lui. Si maintenant il s’en va, il va se reproduire un déchirement. Un déchirement sans doute trop voisin, trop proche, trop semblable à celui dont ils sont blessés. C’est qu’à leur insu, en écoutant sa parole, l’attachement qui s’est fait jour vis-à-vis de cet inconnu (mais plus du tout étranger) rejoue l’attachement qu’ils ont vécu vis-à-vis de Jésus. C’est le même amour. Et c’est ce qu’ils se disent après : « Est-ce que notre cœur n’était pas brûlant comme il nous parlait sur le chemin, comme il nous ouvrait les Ecrits ? » Il s’est rejoué la même chose que quand ils marchaient avec lui sur les routes de Palestine, sans qu’ils ne s’en aperçoivent, sans que leur esprit ne se le formule, sans qu’ils en aient tout-à-fait conscience. Dans le fond, ils ne le reconnaissent pas d’abord et puis il disparaît : je crois plutôt qu’ils le reconnaissent d’autant même qu’il disparaît. Il laisse la même blessure au cœur. C’est le même manque, exactement le même, que leur cœur tout brûlant éprouve. Alors c’était donc lui ! Car une seule personne peut laisser cette blessure au cœur par son absence.

Comprends-moi bien, lecteur, et je sais que si tu as perdu un être cher tu me comprendras : quand disparaît l’être aimé, il laisse au cœur une blessure unique qui n’appartient qu’à lui, une blessure qui fait saigner le cœur comme aucune autre, une sorte de présence en creux comme le l’intérieur d’un masque. C’est le même visage, mais du côté creux. Une empreinte qui n’appartient qu’à une seule personne, gravée à jamais dans le cœur comme un sceau dans la cire. Quand se réveille cette blessure, c’est la présence inconfusible de cet autre. Et c’est ce que nous avons à apprendre dans un deuil, à retrouver l’aimé dans cette absence même, dans son caractère unique et particulier, dans ce saignement et cette douleur à jamais inséparable de moi-même. Je pense que c’est cela même qu’ont vécu les deux disciples, mais cette fois-ci -et c’est ce qui est impensable, fou !- à fréquenter quelqu’un dont ils n’ont pas rêvé la présence, mais qu’ils peuvent au contraire attester l’un à l’autre. Non vraiment cette scène de reconnaissance n’est pas le simple dévoilement de la réalité jusqu’alors cachée, mais bien le passage à une nouvelle réalité, entièrement nouvelle, pour lui comme pour eux. Ils sont tous passés de l’autre côtés des choses. Il était avec eux depuis toujours sur le chemin, il est avec eux pour toujours où qu’ils aillent. Pas besoin de le voir. Il est là.

Et il me semble encore, d’autre part, qu’il ne s’agit manifestement pas dans cette nouvelle scène de reconnaissance, d’établir une nouvelle situation « tranquille ». Elle les laisse au contraire totalement intranquilles. Les voilà comme des réacteurs nucléaires en pleine chauffe, le cœur brûlant, qui s’élancent à Jérusalem. Que vont-ils touts faire de cette nouvelle réalité ? Elle en change rien, mais elle change tout. Ils le sentent bien, mais ils ne savent pas comment. Que font-ils les uns et les autres ? Ils se le redisent : il est ressuscité ! Et alors ? Alors… on n’en sait rien. Mais c’est tellement nouveau, comment pourrions-nous, comment pourraient-ils, en mesurer les conséquences ? En tirer des conséquences, tout simplement ? A l’inverse des pièces de théâtre où l’on suggère que les choses vont pouvoir désormais suivre leur cours sans être plus « dérangées », on sent ici que plus rien ne va être semblable, que tout va être dérangé, mais on ne peut pas savoir comment. Alors mon souhait, c’est que nous retrouvions le sens d’être vraiment « dérangés » par cette nouveauté, pour qu’elle nous intranquilise à notre tour : qu’elle nous remue et nous apaise en même temps, qu’elle nous fasse bouger, qu’elle soit source d’une nouveauté incessante et jamais tarie.

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