Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Nous voilà à présent avec l’évangile de Jean, après avoir été chez Luc la semaine passée. Restons conscients que nous changeons de planète à chaque fois. Notre texte du jour fait suite, chez Jean, à la guérison de l’aveugle-né et à la polémique qui l’accompagne. J’ai essayé déjà de commenter ce texte dans son entier Entrer et sortir, et je me suis attaché la fois dernière à m’en tenir à sa première partie, la comparaison « de base » qui est ensuite développée en plusieurs étapes Appel à sortir.
Il faut toujours rester conscients, en lisant ces propos qui semblent aériens, sereins et contemplatifs, presque virgiliens, qu’ils s’inscrivent en fait dans une polémique. La conclusion de la comparaison principale : « C’est cette comparaison que leur dit Jésus, eux cependant ne connaissent pas ce que sont les réalités dont il leur parle » laisse transparaître ce contexte, et ce « eux » oblige à remonter plus haut dans le texte pour identification. Ce « eux« , ce sont les pharisiens qui, en l’entendant parler suite à la confession de foi de l’ex-aveugle-né, lui ont dit « Est-ce que nous aussi nous sommes aveugles ? » et à qui il a répondu : « Si vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché. Maintenant vous dites : nous voyons. Votre péché demeure.«
Il leur a, en fait, dans la comparaison principale, parlé du pouvoir d’exclure et de la réalité qui fait référence. La réalité de référence, ce sont les brebis : elles ont leur enclos, elles sont ensemble, et c’est par rapport à elles que tous se définissent : berger, voleur, pirate, étranger. C’est là une nouveauté notable, et pas seulement à l’époque. Toute personne investie d’autorité a une tendance immédiate à s’estimer le centre de référence ; et ce n’est pas seulement cette personne, il en va ainsi aussi des autres, qui ont tendance à tout penser en référence à cette personne investie d’autorité, qu’elle soit pape ou président (ou autre encore : cela s’applique à tous les niveaux). Penser autrement, c’est être vite taxé d’anarchisme. Or ici, ce sont bien les brebis qui sont premières, même s’il s’agit d’une réalité collective et donc mouvante par nature. « Les brebis » ou « le troupeau » sont une somme d’individualités, et quand on aborde cette réalité collective, on est forcément et d’emblée frappé par telle ou telle individualité qui détonne. Mais la comparaison principale employée par Jésus, très clairement, met en avant et au centre « les brebis », un pluriel qui fait unité. Les pharisiens néanmoins ont jeté dehors l’ex-aveugle-né, parce qu’il se distanciait d’eux.
Et cela fait apparaître l’ambiguïté du pouvoir d’exclure : les pharisiens ont ce pouvoir, et il ne leur est contesté par personne -bien plus : ils sont craints pour cela même !-. Or ce pouvoir est par essence un contresens : exclure, c’est diviser le troupeau, quand celui-ci est la réalité de référence. Quand, étant une autorité, je prétends exclure, je révèle surtout mon illégitimité, ou du moins l’incompréhension où je suis du sens de l’autorité qui m’est dévolue. Le regard de l’autorité sur « les brebis » doit être un regard global, un regard qui cherche à en saisir l’unité dans la diversité, un regard qui ne s’arrête pas à sa propre incompréhension du comportement de l’une ou de l’autre. Celui qui prétend exclure, c’est celui dont la pensée ou le comportement prétend être modèle, faire référence. Dans la comparaison principale de Jésus, il y a une nette différence entre « conduire dehors » toutes les brebis ensemble, comportement attendu du berger, et « jeter dehors »comme viennent de le faire les pharisiens.
Mais ceux-ci n’ont pas compris. Rien d’étonnant : puisqu’ils se sont arrogés le statut de référence, ils ne peuvent pas comprendre, et s’ils comprenaient ils ne pourraient pas admettre. Il se passe exactement la même chose dans le pays aujourd’hui, sur un tout autre plan : mêmes rouages, mêmes erreurs, même blocage, même incompréhension… Mais Jésus ne se saisit pas d’une casserole pour briser leur surdité profonde, il prend un biais pour tenter de faire « bouger » les pharisiens.

« Jésus dit donc à nouveau : amen amen je vous dis que moi, je suis la porte des brebis. » Il n’est pas courant de se comparer à une porte : à ma connaissance, Jésus est le seul ! C’est d’autant plus étonnant que, dans la comparaison principale, il n’est question de porte que pour entrer : « Celui qui n’entre pas par la porte dans l’enclos des brebis, mais escalade par ailleurs, celui-là est un voleur et un pirate. Celui qui entre par la porte est le berger des brebis« . Cette porte est bien gardée : il y a un portier. On comprend aussi que, pour sortir, il va bien falloir repasser par la porte, mais cette fois-là on n’en reparle plus. Comme si c’était l’entrée, l’accès premier aux brebis, qui était déterminant. La manière d’aller les trouver.
La prétention est énorme : il faut absolument « passer par lui » ! Est-ce donc qu’il veut tout contrôler ? Tout approuver (ou pas) ? Est-ce un nouveau totalitarisme qui ne dit pas son nom ? Pourtant il ne dit pas « je suis le portier », qui est un acteur, mais bien « je suis la porte » : un élément fixe, aisé à trouver (il suffit de faire le tour de l’enclos si on n’est jamais venu), dont tout le monde connaît le fonctionnement. La porte, c’est le pouvoir d’exclure. Elle est ouverte ou fermée. Elle s’ouvre à certains, pas à d’autres : en tous cas, elle le peut. Mais ce n’est pas l’exclusion des brebis qu’elle détermine, puisque celles-ci sont déjà à l’intérieur. Non, elle fait le tri entre les authentiques bergers et les autres. Le pouvoir d’exclure s’exerce, dans cet évangile, exclusivement (c’est le cas de le dire) vis-à-vis des guides.
Pardon, lecteur, mais je ne peux m’empêcher de penser à la traduction de ceci dans l’Eglise romaine : les siècles ont vu beaucoup d’exclusions de membres du troupeau, guides ou suiveurs ; mais les temps les plus récents ont révélé une terrible faille quand il s’agit d’exclure des guides seuls, alors même qu’ils ont adopté (et de façon connue d’autres responsables) des comportements de voleurs et de pirates destructeurs (de vie, d’âme, de corps…). C’est que la référence n’était plus le troupeau : les guides qui se mettent au centre se protègent forcément les uns les autres, car la remise en cause d’un est nécessairement la remise en cause de tous. Ils le sentent bien, les quelques évêques qui poussent à la démission collective. Mais cela a peu d’effet….
Les brebis, elles, ne s’y trompent pas : c’est elles qui ont une infaillibilité ici ! Qui entre par la porte les rassure, c’est un comportement normal, attendu, rassurant. Qui entre autrement est inquiétant : et il y a souvent plus de morts dans un troupeau du fait de la panique que du fait de l’attaque même d’un prédateur. Les brebis sentent quand celui qui entre a le comportement attendu. Et voilà la force du critère des brebis : leur attente, et leur paix. Ce qui correspond à leur désir et les met en paix, collectivement, voilà qui dénote une entrée par la porte, par Jésus. Comme il est la porte, celui qui entre par là « cadre » (c’est le cadre de la porte) avec Jésus. Les brebis n’admettent pas de « fausse monnaie », il ne suffit pas à celui qui entre de proclamer « Jésus, Jésus ! » pour « cadrer » avec lui, mais c’est tout un ensemble plus complexe : un référentiel qui entraîne une désappropriation de soi, un style de vie, une manière d’être, de penser et de vivre, d’entrer en relation…
Le berger authentique, celui qui « cadre » avec Jésus, celui-là fait entrer et sortir les brebis -c’est-à-dire qu’il les met en liberté, tout simplement !- et il trouve pâture pour elles -c’est-à-dire qu’il les voit vivre et remarque ce qui les nourrit, et favorise qu’elles demeurent où elles ont goût à se nourrir et prospérer. Trouver pâture, ce n’est pas dire : là, l’herbe est verte, on s’installe. Seules les brebis savent si elles vont manger ou pas : il faut les regarder, les connaître, les comprendre. Leur obéir, en quelque sorte. La désappropriation du berger « qui cadre » est là aussi, non seulement vis-à-vis de Jésus, mais aussi vis-à-vis des brebis.