Marques de clous (dimanche 16 avril).

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Voici revenir ce texte de Jean, toujours le même, huit jours après Pâques. J’ai tenté d’en commenter d’abord la première partie, l’apparition aux apôtres, en insistant sur le contraste entre des fermetures et des ouvertures au long du texte Ouverture, puis j’ai essayé d’en commenter la deuxième partie, l’entrevue avec Thomas, en insistant sur les conditions de la foi Se jeter en lui, et puis je me suis attaché à la brève conclusion, en cherchant à creuser la notion de signe Faire signe. J’ai aussi essayé de revenir sur le groupe des disciples, Une issue au confinement ?, de situer l’un par rapport à l’autre foi et perception Voir et croire, et de creuser la notion de paix Paix à vous.

Je voudrais cette fois-ci m’arrêter plus spécialement à cette façon bien spéciale qu’a Jésus de se présenter désormais, et de se faire reconnaître. Il est entendu, nous en avons parlé la semaine passée, que reconnaître Jésus n’est pas évident, et qu’une raison de cela tient à la surprise. Nul ne s’attend à voir déambuler quelqu’un qu’on a vu mort -et la vison d’un « mort-vivant » est plutôt un thème de film d’horreur ou de littérature fantastique ou vampirique. Il est bien vrai que nous ne nous habituons pas si facilement à la mort d’un être aimé : on l’a présent avec soi, on se surprend à attendre de le voir, on croit l’entendre, etc. Oui mais tout cela est consciemment une aventure intérieure, et il est très choquant de croire voir quelqu’un que l’on sait mort ! C’est un effet de notre attachement, mais nous en sommes les premiers choqués.

Alors Jésus se tient (et se fait voir) « au milieu » de ses disciples, leur souhaite la paix, « et [tout en] disant cela il leur montre ses mains et son côté« . Effet produit : « Les disciples se réjouirent donc en voyant le seigneur« , l’identification et la joie. Ils voient vivant celui qui était mort, et n’en sont pas choqués, il ne s’agit à coup sûr pas d’un fantôme ni d’un mort vivant. C’est d’autant plus remarquable que quand, juste auparavant, Marie la Magdaléenne est venue leur dire qu’elle l’avait rencontré, ils sont restés absolument sans réaction : comme si la chose ne pouvait même pas être prise au sérieux. Et voilà que cette manière de Jésus les convainc d’un seul coup !

Et qu’y a-t-il donc dans ces mains et ce côté, qui les rende aptes à un tel effet ? C’est Thomas qui nous le dit un peu plus bas : « Si je ne vois dans ses mains la marque des clous, n’enfonce mon doigt dans la marque des clous, ni n’enfonce ma main dans son côté, non je ne croirais pas. » Les autres lui ont seulement dit qu’ils avaient aperçus « le seigneur« . Mais lui sait ces détails, et on peut dire qu’il …enfonce le clou ! Il s’agit tout de même d’un paradoxe déconcertant : Jésus n’est plus mort, il devrait donc être rétabli dans son intégrité ! Comment porte-t-il encore ces marques ? Voilà presque une de ces invraisemblances qui font penser qu’une fiction est mal construite, et que vraiment l’auteur a manqué de cohérence. Or ici, c’est à la fois tellement frappant et tellement central que cela semble tout sauf inventé…

Du reste, Jésus entend ces défis de Thomas, même imperceptible il est bien présent, à jamais « au milieu de ses disciples« , et quand il se rend à nouveau perceptible huit jours plus tard, il invite Thomas à faire ce qu’il a dit, lui présentant plaies et marques ouvertes ! Thomas ne s’exécutera pas -du moins Jean ne le dit-il pas- mais confessera sa foi. Mais la conclusion du Maître sera bel et bien de déclarer bienheureux « ceux qui, ne voyant pas, croient néanmoins » : ne voyant pas quoi ? Lui en général, peut-être, mais le sens est sans doute plus précis encore : ne voyant pas la marque des clous et la plaie du côté sur Jésus-plus-mort, mais vivant.

Quel peut donc être le sens de cette permanence ? Car il n’est pas question des traces de la flagellation, ou du casque d’épines : celles-là ne sont pas présentées, ni même mentionnées. Comme si ne comptaient pas l’accumulation de souffrances, mais plutôt la qualité particulière d’un moment de l’itinéraire de sa passion : il veut être reconnu comme celui-qui-a-été-crucifié ([éstaourooménôn] met Matthieu dans la bouche de l’ange, au tombeau ouvert). Jean est le seul qui nous raconte, avec insistance, que s’approchant pour briser les jambes des condamnés (ce qui va les empêcher de se soulever pour respirer et précipiter ainsi leur mort par étouffement, qui est le sort des crucifiés), les Romains constatent qu’il est déjà mort et lui donnent plutôt un coup de grâce, un coup de lance par le côté pour atteindre le cœur, et qu’il en a jailli du sang et de l’eau. Ces marques aux mains et au côté sont les marques-témoins de cet itinéraire bien particulier.

Jésus veut donc se faire reconnaître, et même se faire toucher, par cela même qui caractérise sa mort. Il se montre non autrement vivant que passé par cette mort-là. Il n’est pas vivant parce que « revenu » de la mort, il n’est pas un « revenant » : il est passé à travers, il est de l’autre côté. Il est celui qui n’a pas évité la mort, il n’est pas passé à côté. Mais si son corps en a été transpercé, c’est en fait lui qui l’a transpercée, dans un renversement aussi prodigieux que victorieux. Les souffrances ne comptent pas, Jean n’est pas un « doloriste » : ce qui compte c’est la mort, et qu’elle ait été vaincue, traversée, crevée par le fond. La mort était jusqu’à présent une sorte de gouffre, de trou noir, avalant tout ce qui passait à sa portée. Mais ce « trou noir » est devenu porte, passage, porté à jamais dans le corps même du ressuscité. Celui-ci est devenu à l’inverse une sorte de « trou blanc », avec un pouvoir d’attraction encore plus fort, qui porte à la vie tout ce que la mort pouvait aimanter pour le retenir captif.

Des médecins qui ont étudié le linceul de Turin ont déterminé que ce sont des personnes qui basculent dans la mort au milieu de grandes angoisses chez qui on trouve de l’eau avec le sang dans le cœur. Cela voudrait dire que Jésus a été de ceux-là, qu’il a connu la grande angoisse que connaissent certains humains devant l’approche du gouffre de la mort. Mais cette plaie-là aussi demeure : il est désormais la « pompe à angoisse », non qu’elle n’aie plus lieu (comme non plus la mort n’est pas éliminée), mais la mort ne garde plus rien ni matériellement ni moralement. De l’autre côté où il se tient, il aspire tout à lui et rend chacun à soi-même, sans nulle trace justement. Lui seul a les marques qui font que nous autres sommes délivrés de toute marque de mort quand nous vivons entièrement en lui.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s