Une issue au confinement ? : dimanche 19 avril.

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Pour situer le texte :

     Nous voilà repartis chez Jean, d’où nous avions reçus récemment trois météorites successives (et combien belles).

     Dans sa première écriture, l’évangile de Jean comptait deux temps dans son dernier chapitre, consacré à la résurrection : le matin et le soir. Les deux moments qui « définissent » en quelque sorte un jour, un jour nouveau. Le matin se déroule en un triptyque, figure décidément appréciée de nos écrivains néo-testamentaires : 1) Marie Madeleine se rend au tombeau, le trouve ouvert et revient à toute allure le dire ; 2) Pierre et Jean viennent en courant au tombeau, y entrent et constatent que le mort ne s’y trouve plus ; 3) Marie-Madeleine rencontre Jésus ressuscité. Le soir se passe lui aussi en trois temps (ou en deux selon qu’on regroupe les choses) : 1) Jésus apparaît au Onze enfermés, qui se trouvent être dix en fait ; 2) Thomas qui était absent revient, on le met au courant mais il proteste qu’il veut se rendre compte par lui-même ; 3) Jésus apparaît à nouveau dans les mêmes conditions que la première fois mais huit jours plus tard, et Thomas peut constater par lui-même. S’ajoute à tout cela une conclusion générale.

     Le texte d’aujourd’hui est tout ce deuxième temps, le soir (y compris huit jours plus tard), augmenté de la conclusion générale. C’est le même texte tous les ans à pareille date, je l’ai commenté déjà tout entier, d’abord la première apparition, ensuite ce qui concerne Thomas, enfin la conclusion. J’ai donc envie cette année de m’attacher à un personnage, et je choisis le personnage collectif des disciples.

Mon modeste commentaire :

     Les disciples sont un groupe constitué, mais un groupe aux contours flous, pas aussi précis que le groupe de Douze : Jean fait bien la distinction de ces deux ensembles. Mais ils sont aussi un groupe malmené. Pourtant, ils ont reçu une bonne nouvelle, c’est ce qui précède immédiatement notre texte et c’est, depuis le matin de Pâques, la première mention des « disciples » : « Marie la Magdaléenne vient annoncer aux disciples : j’ai vu le seigneur ! –et ce qu’il lui avait dit. » Qu’a provoqué chez eux cette annonce ? –Rien. Quand Marie a dit à Simon-Pierre et à son ami que le tombeau était ouvert, ceux-ci sont partis en courant pour le constater de leurs yeux. Mais quand la même Marie vient dire aux disciples, non pas que le mort a disparu mais bien qu’elle l’a vu vivant et lui a parlé, cela ne provoque rien. Calme plat. Aucune réaction. Sans doute ne la croient-ils pas : illuminations d’une femme trop saisie par la douleur, trouble psychologique d’un deuil impossible, déni de réalité, les explications à des paroles aussi incroyables ne manquent pas. Aujourd’hui encore, si quelqu’un vient vous voir pour vous dire : « J’ai vu le seigneur, et voilà ce qu’il m’a dit », vous ferez peut-être bien de rester un brin sceptique…

     Je dis cela pour ne pas accabler le groupe des disciples, qu’on a coutume de taxer d’incrédulité. Mais si l’incrédulité veut dire absence de crédulité, c’est-à-dire de confiance naïve et facile accordée à l’invraisemblable, c’est plutôt une qualité me semble-t-il. Il faut dire aussi que l’annonce du tombeau ouvert méritait un déplacement : on savait où aller, que vérifier. Mais l’annonce d’une rencontre ! Où se rendre ? Que faire ? La chose est tout simplement invérifiable. Alors on peut imaginer le groupe des disciples troublé au plus haut point, c’est pour cela que je parlais en commençant d’un groupe malmené. Celui qu’ils suivaient, en qui ils mettaient tous leurs espoirs, leur a été arraché, a été désavoué : et par les plus hautes autorités religieuses et par la puissance publique. Les plus proches du Maître, le groupe soudé et cohérent, le noyau, a été dispersé. C’est même de là qu’est venue la trahison, de l’intérieur : la confiance est morte, à qui se fier désormais ? Les poursuites vont-elles, comme souvent en ce temps-là, viser maintenant les disciples, pour être bien sûrs que s’éteigne tout-à-fait la « déviance » représentée par l’enseignement du Maître ? Et voilà que s’ajoute maintenant les paroles les plus folles, invérifiables : une, dont on sait bien à quel point elle était proche du Maître, se met à dire qu’elle l’a vu et lui a parlé ? Mais où va ce groupe ?… Déchiré du dedans, sans points de repères, disloqué à tout vent.

     Vient le soir, le moment de toutes les angoisses, le moment que craignent les malades et les personnes âgées, le moment où les enfants pleurent, le moment où l’on retourne à la nuit. « …et les portes ayant été fermées où étaient les disciples à cause de la peur des Juifs, … » Le verbe [kléioo], c’est enfermer, bouclerfermer avec une barre, un verrou, une clé : c’est vraiment l’idée d’être bouclé à double-tour. Un double-sens est à noter : aussi bien le nom employé pour les « portes » que ce verbe « boucler » peuvent s’entendre des sens : de la vue, de l’ouïe, et aussi de la parole. Autrement dit, il y a aussi un enfermement plus personnel de chacun, un repli sur soi très fort. On ne veut ni voir ni entendre ni dire : 🙈🙉🙊. Jean ne dit pas qui a fermé les portes : il y a une incertitude, doublée par la raison alléguée, génitif objectif ou subjectif ? Sont-ce les disciples qui ont peur des « Juifs » (= les responsables religieux, chez Jean) et se sont enfermés à double-tour, ou sont-ce les « Juifs » qui ont peur des disciples, de ce qu’ils représentent encore pour l’opinion, et qui les ont enfermés à double-tour ? Les deux interprétations sont possibles, pas moyen de trancher.  En tous cas, symboliquement, les disciples sont « mis au tombeau » comme le Maître.

    Je suis frappé de l’actualité de cette situation. Du point de vue de notre humanité en général, nous sommes en ce moment enfermés nous aussi. Le confinement qui se prolonge, et qui semble ne plus devoir se finir, dont on nous dit qu’il pourrait se prolonger, qu’il va conditionner la vie de manière indéfinie… Allons-nous vivre enfermés désormais, sans plus avoir de relations normales avec les autres ? Sont-elles définitivement finies, ces retrouvailles en famille, entre amis, dans des cercles larges, avec une insouciance qui fait partie du bonheur et de la paix ? Quelle angoisse ! Et il y a  le remue-ménage pour nos proches, dont ils nous préservent mais que l’on devine. L’angoisse des enfants, des petits, dans une situation anormale qui dure… Et l’on sent bien que dans le même temps, par crainte, on n’a pas trop envie de savoir, que l’on ne dit pas forcément toutes les nouvelles… Là aussi, les rumeurs les plus folles peuvent circuler, tous les « complots » deviennent possibles. On est « bouclé » et l’on s’est « bouclé » tout à la fois. Qui va nous délivrer de cela ? Car « en sortir » nous fait envie, et nous fait peur aussi. Il y a quelque chose de rassurant à être enfermé. Cela est vrai même pour des détenus : pour beaucoup, sortir, surtout après une longue peine, est une étape qui, même si elle est très attendue, fait peur.

     J’ajoute que, d’un point de vue de disciple, je vois fleurir –il est vrai que c’est le printemps !– de la « religion par internet » à vive allure : on cherche à se rassurer, on veut du rite à tout prix. Et l’on évite de se poser les questions qui fâchent, de se demander ce qu’il faudrait peut-être changer ou transformer en profondeur…

Duccio Maesta
Duccio di Buoninsegna, la maesta (1308-1311), [détail], huile sur bois 214 x 412, Museo dell’Opera Matropolitana del Duomo, Sienne.       Il est au milieu, il l’a toujours été. Les portes sont closes, dans la nuit son vêtement rayonne. Tous se tournent vers lui, et tout l’espace s’organise désormais, autour de lui.

Et comment les disciples s’en sortent-ils ? « Vint le Jésus et il se tenait dans le milieu et dit à eux : paix à vous. » (pardon pour la traduction vraiment très littérale). En fait, ce n’est pas eux qui « s’en sortent » : c’est que leur enfermement même ne résiste pas à celui qui est là. Car il est là. Lui n’est plus enfermé par rien. Ce n’est pas qu’il est rentré malgré les portes fermées, il « se tenait » là : déjà. Autrement dit, dans ce marasme, première étape : prendre conscience de celui qui est déjà là. Mais qu’est-ce que cela veut dire ?

     Il me semble qu’il s’agit de prendre conscience de ce qui, dans la situation présente, est là de ce qui nous guidait auparavant. De ce qui, malgré tout, est là. Peut-être de ce qui nous attend aussi, que nous avons laissé mais qui est toujours à portée de main ou à portée de cœur. Ce « Jésus », est aussi celui qui se tient « dans le milieu » : voilà un mot très riche de sens. [mésos], c’est ce qui est « en plein milieu« , entre les deux extrémités, c’est aussi ce qui est « moyen« , ni trop ci ni trop ça, c’est « le centre« , ce qui est « à la disposition de tous« , ou bien « ce qui fait obstacle« , ou encore « ce qui fait l’intermédiaire« . Le milieu, c’est aussi la condition commune« , le milieu auquel on appartient. Ce dont il faut prendre conscience pour être arraché à ses enfermements est dans tous ces « milieux » différents. C’est ce qui est toujours, maintenant comme avant, une des conditions de notre existence, notre « milieu de vie » : il s’y trouve ! C’est ce qui est dans la relation même des personnes ou de la personne avec qui nous sommes « enfermés » : il s’y trouve ! C’est ce qui, avant comme maintenant, est « au milieu du chemin » et nous gêne : il s’y trouve ! C’est ce qui est au centre des préoccupations ou de la vie : il s’y trouve ! Et de là vient une parole qui est don de paix : [éïrènè], c’est d’abord l’absence de guerre ou de polémique, c’est aussi le calme de l’âme. Ainsi, trouver cette présence fait entendre une parole de paix.

     « Et disant cela, il montre ses mains et son côté. » Quelle curieuse gymnastique ! Personne ne dit bonjour comme cela. Si, on montre classiquement une main, on la lève, ou on l’agite, éventuellement on la serre (ah ! les geste barrières !!) . Mais son côté, c’est bizarre. Tout le monde, évidemment, pense aux plaies, et sans doute avec raison, même s’il n’est pas question des pieds. Ces plaies sont marques d’identification : « je suis bien le crucifié », je ne suis pas un autre que celui qui est mort comme vous l’avez entendu dire (puisque tous ou à peu près ont fui). Ces plaies sont aussi marques d’authenticité : « je suis celui qui a souffert cela pour vous », ce sont des marques d’amour, de fidélité. Ces plaies sont enfin … des plaies ouvertes. Montrer ses blessures est tout cela à la fois : révéler plus entièrement son identité, une marque d’amour et de confiance uniques, et une ouverture vers un ailleurs. Dans tout cet ensemble plein d’enfermements, ce Jésus-là fait voir quelque chose d’ouvert, et ce sont ses blessures. Celles-là, nul ne peut les fermer. Par celles-là, une porte est ouverte, mais qui ne va pas vers le « monde d’avant », qui va vers l’ailleurs où il se tient, extraordinairement présent (puisqu’il « était là au milieu ») mais depuis un ailleurs.

     On a là une ré-interprétation des blessures. Mais de quoi parle-t-on, quand on parle de blessure ? Quant à moi, j’entends par là ces conséquences d’une violence, d’un mal, qui a été fait à une personne, conséquences toujours actuelles. Cette personne a survécu au mal dont elle a été victime, mais dans ses réactions, dans sa manière d’envisager la vie, dans ses relations, quelque chose se tient qui influe en permanence sur tout cela. Eh bien il me semble que ces blessures, nos blessures, apparaissent d’autant plus dans des moments comme celui que nous vivons, et où nous sommes à fleur de peau, dans un état d’usure un peu paroxystique. Or ces blessures, voilà qu’il nous est dit qu’elles sont aussi des portes de sorties, et non seulement ce qui rend encore plus électrique l’enfermement auquel nous sommes contraints : une issue, pour peu qu’elles soient livrées aux autres comme une marque de reconnaissance, comme on s’ouvre de son identité (avec le risque immense que cela constitue subjectivement) ; pour peu qu’elles apparaissent et soient reconnues comme des marques d’amour et de fidélité ; pour peu qu’elles soient accueillies et consenties comme des plaies ouvertes, qui gardent ouverts sur les autres.

     Et vers cet ailleurs, ce passage par les plaies pousse : « Recevez l’esprit saint« . Il souffle sur eux. La dernière fois que Jean a mentionné qu’il soufflait, c’était au moment même de sa mort : il a « transmis l’esprit » ou « transmis le souffle » dit le texte grec de Jean. Et le voilà, ce même souffle. Au soir même qui rappelle cet autre soir pas si éloigné, le même souffle, le même amour, pour la même ouverture, pour le même ailleurs qui n’est pas « un autre monde », mais un « depuis ailleurs », « à partir d’un lieu nouveau ». Et il envoie. : « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie« . Notre sortie, en cette période si enfermante, c’est d’être à nouveau envoyés. Il y a toujours tant à faire, tant à donner. Mais c’est du fond de nos blessures qu’il faut tirer ce dynamisme, dans tout ce que notre inaction et nos angoisses fait ressurgir. Dans tout cela, il se tient, « au milieu », et nous relance. Allons !

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