Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Pour situer le texte :
Je choisis de commenter le texte de Matthieu, prévu dans la célébration de la nuit. Pour ceux qui voudraient quelque chose sur le texte de celle du jour, je me permets de vous renvoyer à une autre page.
Nous sommes donc presque au bout de l’évangile de Matthieu : il nous a fait un long récit de la passion et de la mort de Jésus. Il nous a même raconté que le lendemain de sa mort et de son ensevelissement, les grands-prêtres et les pharisiens ont obtenu de Pilate une garde pour mettre le tombeau en sûreté pour éviter le vol du corps par les disciples, vol qui ouvrirait à prétendre à sa résurrection. Il précise même qu’il y a dès ce jour-là des gardes et des scellées sur la pierre qui ferme le tombeau.
Mon modeste commentaire :
« Or le sabbat passé, aux premières lueurs du « jour un » [après le] sabbat, viennent Marie la Magdaléenne et l’autre Marie voir la sépulture. » Le compte des jours rappelle immanquablement le premier chapitre de la Genèse, par l’évocation du sabbat comme jour où elles ne pouvaient rien faire, où le repos est de précepte, et par l’appellation de « jour un » pour le jour qui suit, « jour un » qui est justement celui de la création de la lumière. Matthieu, en deux traits allusifs, nous fait une nouvelle création, une nouvelle Genèse. Et d’autant plus nouvelle que cette fois-ci, le « jour un » arrive après le sabbat. On pourrait dire qu’il s’agit-là au contraire d’une banalité, celle du retour indéfini des jours les uns après les autres. Mais non, pas si l’on revient au texte de la Genèse.
Au terme du sixième jour, l’écrivain conclut : « Ainsi furent terminés les cieux et la terre, avec tout ce qu’ils renferment. » (Gn.2,1), autrement dit la totalité de ce que nous voyons, du monde où nous vivons (totalité exprimée comme souvent en hébreu par une association d’opposés, ici « le ciel et la terre« ), est achevée en six jours. Et l’auteur poursuit : « Dieu mit fin, le septième jour, à l’œuvre faite par lui; et il se reposa… » (Gn.2,2). Soyons bien attentifs : le monde où nous vivons est fait en six jours, mais l’œuvre du Créateur, elle, pour être totale et achevée, en requiert sept : il n’y a pas totale identification du monde où nous vivons et de l’œuvre du Créateur, autrement dit, le « repos » dont il est question ici n’est pas un « rien faire« , une inaction. Elle est une œuvre en plus, une action qui n’appartient pas à ce monde où nous vivons. Le terme de ce monde n’est pas en ce monde : il y a une ouverture vers un ailleurs, vers quelque chose d’autre, quelque chose à part (d’où le terme de « saint » qui lui est accolé juste après). Le sens du sabbat n’est pas de « ne rien faire » après le travail, il est de s’ouvrir à une œuvre qui n’est pas du même ordre que l’autre et qui est son terme.
Ainsi éclairés aux premières lueurs du texte de la Genèse, si nous revenons à Matthieu, nous comprenons ce qu’il nous suggère dès le début de son texte : ce « jour un » est bien celui de l’œuvre nouvelle accomplie par le dieu créateur, celle qui touche au terme de la création, celle qui porte la créature dans cet ailleurs préparé depuis l’origine. Et vers cette nouveauté viennent deux femmes. Avant même de savoir lesquelles, ce seul fait, aux mêmes premières lueurs de la Genèse, nous parle aussi : dans le second texte de création (Gn.2), c’est un [adam’], un humain, qui apparaît d’abord. Après viendront une femme, [isha], tirée de l’homme [ish]. Ce qui nous enseigne deux choses, la première : que l’homme et la femme naissent en même temps de leur séparation ; la deuxième : que le processus de la première apparition ne ressemble pas à ce que nous connaissons tous, à savoir que nous naissons d’une femme. En contraste avec cette mise en récit originelle, ce sont bien des femmes qui apparaissent en premier dans ce nouveau récit, et elles sont déjà deux : soit que le nouvel [adam’], l’humain tout entier, soit déjà formé, mais que cette fois les disciples masculins aient à être tirés des disciples féminines, soit que les femmes, seules, soient désormais le signe de la nouveauté ou du renouvellement de l’humanité…
Quoiqu’il en soit, ces femmes ont aussi un nom. Matthieu, peu auparavant, nous a précisé, après le séisme et d’autres manifestations cosmiques extraordinaires qui ont suivi la mort de Jésus, que des femmes nombreuses –et seulement des femmes– regardaient à distance, parmi lesquelles « Marie la Magdaléenne, Marie la mère de Jacques et de Joseph » et madame Zébédée (Mt.27,56). Une fois accomplie la sépulture, « il y avait là Marie la Magdaléenne et l’autre Marie, assises devant le tombeau » (Mt.27,61). Conformément à l’avertissement que leur avait donné leur Maître, pas un des disciples n’est resté. Mais une fois dissipée la tourmente de la passion et de la mort, les femmes, celles qui avaient « suivi Jésus depuis la Galilée« , apparaissent enfin. Leur fidélité silencieuse et engageante a seule de la consistance. Ce sont ces femmes-là, précisément ces deux dernières, qui viennent le matin. Comme si le « tri » s’était fait. Celles qui sont restées jusqu’au bout du bout, celles qui ne sont parties que parce que le sabbat l’imposait, reviennent dès que celui-ci est achevé. Elles n’ont fait qu’une parenthèse. Maintenant elles sont là pour voir (dans le sens d’observer avec attention, de manière soutenue : [théooréoo] donne théorie, théâtre, etc.) la sépulture. Ce dernier mot [taphos] désigne à la fois le rituel (ou la cérémonie) de la sépulture, et le lieu lui-même : les deux Marie reviennent sur les lieux, mais pour « finir » en quelque sorte la cérémonie, qui a dû être bâclée dans l’urgence, le soir tombant.
« Et voici que survient un grand séisme : en effet un ange du seigneur, descendant du ciel et s’approchant, fait rouler la pierre et s’assoit dessus. Son aspect était comme un éclair et son vêtement blanc comme neige. » La mort de Jésus est signée, chez Matthieu, par un séisme : en voici un autre. Il y a manifestement une volonté chez lui, qui lui est propre, de souligner le caractère exceptionnel des évènements par des manifestations cosmiques. Voilà qui nous parle beaucoup : la terre elle-même manifeste ! Il me semble cependant que ces deux séismes, pour se répondre, ne sont pas tout-à-fait les mêmes : celui qui suit la mort me parle comme la fin d’un monde, celui de ce matin comme le commencement d’un autre. Toujours cette fameuse nouveauté du « jour un », qui dans le fond est plutôt un « jour huit ». Chez Matthieu, les deux femmes assistent à l’ouverture du sépulcre, elles voient un envoyé (c’est le sens du mot [an’guélos]) descendre, s’approcher, puis rouler la pierre et s’asseoir dessus. Attitude qui pourrait sembler un rien désinvolte, mais non : il se fait un trône de la pierre roulée, comme un trophée. Et c’est de là qu’il va parler. Il est décrit avec les mots mêmes que Matthieu avait employés pour Jésus transfiguré pendant l’ascension de la montagne…
« Par peur de lui sont séismés les gardes et ils deviennent comme morts. » L’être apparu dans un séisme est effrayant, comme souvent les « anges » : on a faits d’eux des petits angelots joufflus et fessus, mais le témoignage des Ecritures est tout autre, ce sont bien des êtres effrayants ! Gare à qui les rencontre. Pardon pour le verbe « séismer » qui n’existe évidemment pas en français, mais comment rendre autrement la « réplique » que le vocabulaire grec effectue très volontairement ? Ainsi les gardes font manifestement partie de cet univers qui s’effondre avec l’arrivée de ce messager : eux qui, vivants, veillaient sur l’enfermement du mort, les voilà comme morts au moment où le sépulcre est ouvert. Une inversion manifeste est ici soulignée. Un bouleversement des choses. Les puissances sont renversées : leur force venait de la terreur qu’ils inspirent, on n’attaque pas des gardes normalement, et c’est une terreur plus grande qui les a terrassés.

« Mais faisant la part, l’ange dit aux femmes : «Vous, n’ayez pas peur : je sais en effet que vous cherchez Jésus le mis-en-croix ; il n’est pas ici, car il est relevé comme il avait dit : venez, voyez le lieu où il gisait. Et vite rendez-vous auprès de ses disciples, dire qu’il est relevé des morts, et « voici qu’il vous relance en Galilée, là vous le verrez ». Voilà, je vous ai dit.» « . Les pauvres femmes, d’après Matthieu, ne faisaient que venir achever pour elles-mêmes la sépulture, elles avaient besoin de prendre encore du temps. Elles sont témoins de choses qui doivent les secouer aussi ! Mais le messager « fait la part« , distingue : pour elles, il a un message, et s’en acquitte ponctuellement, comme sa conclusion le marque : « voilà, c’est dit« . Ce message tient en trois points, on dirait une conférence classique ! 1) n’ayez pas peur, 2) venez voir, 3) allez dire.
L’absence de peur, la délivrance de toute peur, vient de leur recherche : elles cherchent « Jésus le mis-en-croix« . Pas un personnage idéal, par une invention, pas une projection : mais bien cette personne réelle dont elles ne se cachent rien. Cet être lamentable (elles viennent d’ailleurs se lamenter) dont l’échec total a été signé par la condamnation des autorités religieuses légitimes et de la puissance politique mondiale. Elles le cherchent encore : c’est leur fidélité qui les délivre de la peur. L’amour parfait bannit la crainte.
L’invitation leur est faite de venir constater un lieu déserté : il gisait mort, mais il n’est plus là où il gisait. Elles ont bien constaté qu’on le mettait dans le tombeau, elles ont constaté que la garde était toujours là, elles ont constaté que ce messager puissant et terrible a lui-même ouvert la pierre. Et elles ont constaté que personne n’est sorti à ce moment-là. Simplement, il n’est plus là. Autrement dit, le tombeau n’a pas été ouvert pour permettre à quelqu’un de sortir, mais bien pour leur permettre d’entrer. Le messager est venu faire constater une absence, mais l’explication il ne peut que l’énoncer : « il est relevé comme il avait dit« . La référence est aux mots mêmes sur lesquels nous nous étions arrêtés dimanche dernier. Le mis-en-croix, passif comme l’est un mort, a reçu d’un autre le relèvement : il a été livré tout entier à l’action de celui qui donne la vie : sa mort est l’arrêt de sa vie mais aussi la condition de sa re-création. Et la mort n’est plus la fin, mais la condition pour être re-créé. Pour les femmes, le constat de l’absence ouvre à la foi au message.
Troisième point : allez dire. Il faut faire un voyage (ce qu’évoque le verbe [poréouomaï]) jusqu’aux disciples, dispersés, loin désormais et du Maître et les uns des autres, faire part aux disciples de ce constat que seules elles ont pu faire, car seules elles étaient tout à la fois à la fermeture du tombeau et à son ouverture. Et ce message répète l’explication déjà reçue, et rappelle les fameux mots du Mont des Oliviers, juste après la Cène. L’amour permet la foi, et celle-ci se partage et refait l’unité.
« Et elles quittent vite le monument avec peur et joie immense, courent annoncer à ses disciples. » La sépulture est devenue « monument » : ce n’est plus le même mot. Car en effet, il a changé de nature, il n’est plus qu’un monument commémoratif, il rappelle quelque chose qui a été mais n’est plus. Matthieu a énoncé deux sentiment, la peur et la joie immense ([mégalès], une méga-joie), et ils les énonce ensemble mais entre les deux verbes, celui qui dit « quitter » et celui qui dit « courir annoncer« . Comme c’est bien écrit : on comprend que la même action, celle de courir, change aussi de nature : au début, elle est une fuite, guidée par la peur. Mais dans la course même, les choses se transforment, la peur se dissipe et fait place à une méga-joie, et leur course n’a plus le même but : elles fuyaient un lieu, et maintenant elles veulent rejoindre d’autres ! C’est fou comme nos geste les plus instinctifs peuvent être remplis et changés. La joie ne naît que d’une présence.
« Et voici, Jésus vient à leur rencontre en disant : réjouissez-vous ! » La joie naît d’une présence, mais elle ne révèle pas toujours tout de suite de quelle présence. Dans leur course désormais joyeuse, celui qui est la source de leur joie vient à elles, et les salue à la manière grecque, avec ce [kaïrété] qui veut dire à la fois « salut » et « soyez en joie« . Entrer dans la joie de l’amour offert et transformé conduit à la rencontre du Vivant, de l’être aimé et transformé, renouvelé, re-créé. « Elles du coup s’approchent, s’emparent de ses pieds et se prosternent devant lui. » Cette rencontre se fait non au tombeau, mais bien sur la route du témoignage et de l’unité. C’est inespéré, c’est plus qu’elles n’imaginaient, elles n’avaient constaté qu’une absence et avaient cru à l’interprétation qu’en donnait le messager : voilà qu’elles rencontrent celui-même qu’elles étaient venu chercher. Alors elles s’approchent, elles le prennent, elles le tiennent pour ne pas le lâcher : [kratéoo] c’est faire acte de puissance, de domination, de force. Il s’agit de dominer, de régner, de prendre une terre ou une forteresse.
« Alors Jésus leur dit : n’ayez pas peur : suivez l’ordre d’aller annoncer à mes disciples, afin qu’ils partent pour la Galilée, là ils me verront. » Cette rencontre est vraiment pour elles, il ne compte pas leur faire défaut. Mais c’est dans leur élan qu’elles l’ont rencontré, dans le même élan qu’elles resteront avec lui. Ce « n’ayez pas peur » n’est pas le même que celui de l’ange, il est pour les rassurer à un autre propos. Il y a une peur qui est contraire à l’amour, celle qui fait que le conjoint infidèle craint que son conjoint n’arrive : il y a une peur qui naît de l’amour, celle qui fait que le conjoint aimant craint que son conjoint ne s’éloigne. Ainsi la peur naissait de l’ange terrible, il devait les rassurer pour qu’elles ne s’enfuient pas immédiatement. Mais une autre peur, un tremblement d’amour, naît pour ces femmes de la rencontre avec l’être aimé, la peur qu’il ne les quitte à nouveau. Alors elles le tiennent, et bien fort celui qui les fera lâcher prise ! Mais lui les rassure, plus jamais il ne les quittera. Seulement, qu’elles continuent cette belle obéissance qu’elles ont commencé, qu’elles restent dans l’élan où la joie, la grande joie, les a gagné. Qu’elles mettent en mouvement tous les disciples, chacun de nous peut-être, car pour eux aussi il y aura une rencontre, à cette condition d’aller, de faire-voyage.
Décidément, tout est devenu mouvement : du statisme de la mort, on est passé à l’énergie et au mouvement de la vie, et c’est dans ce mouvement que sont la rencontre et les rencontres, et dans ce mouvement qu’est la joie, celle que nul ne pourra nous ravir, celle qui nous renouvelle et nous transfigure. Ce dimanche est celui de la nouveauté, du renouvellement, de l’entrée dans autre chose, dans l’inconnu. Comme je nous souhaite, dans ces moments éprouvants que nous traversons dans le monde entier (même si c’est à des titres divers suivant les lieux), que cette « passion » nous conduise à une résurrection, qu’elle nous conduise à un état nouveau qui ne soit pas la pure et simple reprise du monde d’avant : non, que les pauvres et les petits y aient leur place ! Que la terre et le cosmos y soit respectés ! Que les puissances de finance, les idéologues ultra-libéraux et néo-libéraux, avec leurs idéologies mortifères, soient renversés : que l’humain ait la priorité sur le gain ! Que l’entraide et le respect mutuel règnent ! Que les réfugiés et les marginaux soient accueillis ! Ah, vivement ce monde renouvelé !