Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF.
Pour situer le texte :
Le texte d’évangile d’aujourd’hui est le même tous les ans pour ce dimanche après Pâques (ou « 2° dimanche de Pâques », si l’on suit la dénomination de la liturgie). L’évangile de Jean se conclut comme les autres par l’événement de la résurrection, c’est-à-dire qu’il suggère précisément qu’il y a moins une conclusion qu’une ouverture ou une nouvelle introduction ! Jean construit cette ouverture en deux grands panneaux, d’abord un triptyque puis un diptyque, et enfin une conclusion (un long appendice et une nouvelle conclusion y ont été adjoints par après, ce que nous avons comme « chapitre 21 »). Le triptyque a comme volet central la course au tombeau de Pierre et du « disciple que Jésus aimait », il est encadré à gauche par le volet de la découverte par Marie la Magdaléenne du tombeau ouvert, et à droite par le volet de la rencontre de celle-ci avec le Ressuscité. Le diptyque a comme volet gauche la rencontre du Ressuscité avec les disciples sans Thomas et le don à eux de l’esprit saint, et comme volet droit la rencontre du même avec les disciples mais cette fois avec Thomas. Suit une brève conclusion.
Le texte d’aujourd’hui est constitué du diptyque et de la brève conclusion. Comme j’ai commenté le premier volet du diptyque il y a deux ans et le deuxième volet l’année dernière, je vais cette fois et conformément à ma promesse de l’an passé m’occuper de la seule conclusion.
Mon modeste commentaire :
Nous n’avons semble-t-il que deux petites phrases, mais elles sont denses, comme pour toute conclusion qui se respecte. Elles concentrent de nombreux mots-clés de l’évangile de Jean. Remarquons d’abord que ces deux phrases s’articulent en une construction grecque très classique grâce à un [mén…. dé… ], qui peut marquer une opposition de deux propositions (« certes….., cependant… »), mais aussi les deux aspects d’un tout ou d’une réalité, voire le renforcement par une seconde proposition d’un aspect de la première. Ici, c’est manifestement la notion de signe qui est au centre.
[sèméion] est un mot qui désigne le signe comme marque distinctive, ce à quoi on reconnaît quelqu’un ou quelque chose, mais aussi l’indice, ou la preuve, ou le présage ; c’est aussi la borne ou le drapeau. Le mot désigne aussi un signal pour faire quelque chose. Ces sens ne sont pas à confondre, et d’autant moins qu’il y a manifestement entre Jésus et les autres, notamment les Pharisiens mais peut-être même les disciples, une divergence de sens à donner à ce mot, divergence qui conditionne l’interprétation que l’on va donner à sa mission : c’est dire s’il s’agit d’un thème majeur !
Le thème reste d’une grande actualité. Dans un monde compliqué, apte à désorienter, nombreuses sont les personnes qui cherchent des signes pour se diriger. Et par voie de conséquence, nombreux sont ceux qui prétendent voir et interpréter des signes, bon moyen pour manipuler des gens désorientés. Je lis par exemple qu’à propos de l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris, le cardinal Sarah déclare : « Cet incendie est un appel de Dieu pour retrouver son amour. Par ces brasiers apocalyptiques, Dieu a voulu attirer l’attention des hommes pour qu’ils puissent retrouver la foi de leurs ancêtres. […] Il faut parfois le feu pour nous ouvrir au ciel. » Torquemada n’aurait pas mieux conclu ! Mais, si on voulait y voir un signe, on pouvait aussi dire que la maison-Eglise brûle, et justement par son sommet… J’ai également été frappé d’entendre le recteur de Notre-Dame déclarer : « Dieu merci, la façade a été sauvée, sinon c’est tout l’édifice qui s’effondrait ! » Signe aussi de ce que certains cherchent à sauver ? On voit bien que, lorsqu’on s’engage dans cette direction, toutes les manipulations sont possibles.
Il faut dire que le monde de la religion est étroitement lié à celui du « signe ». Toutes les religions antiques comportent un volet de lecture et d’interprétation des signes. Il y a des devins, des oracles, des haruspices, etc. Il y a aussi des rites, qui sont toujours des signes. La religion chrétienne n’a pas échappé à la règle, en avançant dans le temps. Le grand âge historique de la liturgie est aussi la grande nuit de la spiritualité chrétienne : les VI°-VIII° siècles, sans vraiment se dégager de l’influence de la religion romaine et se contentant souvent de s’y substituer, ont multiplié les rites, en rétablissant de nombreux issus directement de l’Ancien Testament (qu’on aurait pu croire abolis !). Le contexte occidental de cette époque est alors très crédule, tout y est signe (d’où les ordalies…). Et c’est d’ailleurs à l’issue de cette période que certains vont chercher, non pas à se défaire de tous ces signes, mais à y mettre de l’ordre, à dégager certains signes qui auraient plus de valeur que d’autres. Et va apparaître le septénaire sacramentel ! Les « signes sacrés » deviennent au XII° siècle les pivots de la vie religieuse « authentique ».
« Authentique »… Mais Jésus est-il venu « faire du religieux » ? C’est toute la question ! Quand les Pharisiens lui demandent un « signe », il refuse justement de leur en donner. Dans l’évangile de Jean, puisque nous y sommes, c’est quand il a chassé les marchands et renversé les tables des changeurs qu’on lui demande : « Quel signe nous donnes-tu pour faire ces choses ? » Manifestement, pour les responsables religieux, tout ce qui vient d’être fait ne constitue pas un « signe ». Ils associent le « signe » au verbe [déiknumi], montrer, faire voir. Mais juste avant, Jean a conclu l’épisode de Cana comme étant le premier des « signes », en l’associant au verbe [poïéoo], faire, confectionner, créer, être efficace, composer…
Et c’est encore le cas ici-même, dans notre conclusion : « Certes encore beaucoup d’autres signes a fait Jésus en face de ses disciples,… ». Comme si on avait d’un côté une attention à ce qui apparaît, de l’autre à l’efficacité ou à la nouveauté qui en résulte. Cela est capital ! Ainsi par exemple à propos des fameux « sacrements » : le « signe » selon Jésus, selon l’évangile, est-il dans le rite célébré ? Ou bien dans le changement et la nouveauté de vie ? Peut-être ne faut-il pas opposer ces deux choses, je veux bien : mais alors où met-on l’accent ? Et j’ai bien peur que depuis très longtemps, l’accent soit sur le rite. Et la chose s’est encore accentuée au XVI° siècle, quand on a porté l’attention sur les conditions de validité du rite. On a fini par faire comme si vivre tel ou tel rite « bien fait » était efficace de soi… sans qu’il soit plus question de foi, de conversion, de nouveauté de vie. Ah si, pardon : le jansénisme a posé que tous ces changements de vie étaient… la condition pour recevoir le signe ! C’est le monde à l’envers…
Je ne peux m’empêcher d’ajouter encore une réflexion, mais portant plutôt sur l’actualité. Tout rite met en scène un pouvoir, et tout pouvoir se met en scène dans des rites. Cela permet d’assigner à chacun sa place et par là d’asseoir sa légitimité. Les « signes » du pouvoir d’aujourd’hui sont plutôt publicitaires : le pouvoir politique assure sa communication sur ce mode-là, mais surtout le vrai pouvoir d’aujourd’hui, celui de l’argent, maintient son emprise à travers ses « marques ». Il ne cherche pas tant à vendre (encore que…), qu’à rester dans sa position de référence. C’est à mon avis ce qui se cache derrière la promptitude récente des grandes fortunes à donner des sommes faramineuses pour la reconstruction de Notre-Dame de Paris. Certains (et j’en suis !) souhaitaient la même promptitude et les mêmes sommes en faveur des Misérables, mais le « signe » n’est alors plus du tout le même, et ce pouvoir aurait besoin d’une autre ritualisation (qui n’est pas impossible, d’ailleurs). A l’inverse, le pouvoir ecclésiastique s’est lui habitué à des « signes » sensés être « sacramentels », c’est-à-dire efficaces de soi. Du coup, quand il est sous la pression d’effectuer des changements en raison de scandales, il pense souvent qu’une bonne mise en scène de repentance publique va suffire, va être efficace… et ne comprend pas que le peuple attende des décisions d’un tout autre genre !
Mais non, Jésus n’est pas venu fonder une religion. Il est venu être Fils dans la chair, de manière à rendre possible aux hommes une vie de fils dans cette même chair, être ainsi pour tous chemin vers son Père. Il s’agit plutôt pour lui de « faire signe », de provoquer et même créer le changement de vie. Et c’est bien pour que cet appel demeure vivant que Jean écrit son évangile. « Certes encore beaucoup d’autres signes a fait Jésus en face de ses disciples, qui ne sont pas écrits dans ce livre ; ceux-là cependant y sont écrits afin que vous croyiez que Jésus est le Christ le fils du dieu, et afin qu’en croyant vous ayez la vie en son nom ». Le but de ce « faire signe » de Jésus, c’est d’inaugurer chez chacun de nous une vie de croyant, une vie de foi. D’abord une foi : que nous le reconnaissions bien comme celui qui était promis, et comme plus que promis : le fils lui-même. Ensuite une vie, la vraie vie, par la foi. Pas un vivotement étriqué et apeuré, mais une vraie vie déployée, avec des sensations pleinement éveillées, des sentiments conscients, une mémoire ouverte par la gratitude, une intelligence en éveil par l’émerveillement, une liberté qui ose l’engagement.
Il me semble qu’on pourrait dire que cela est pleinement réalisé si nous sommes nous-mêmes des « signes », faits par Jésus, provoquant et appelant d’autres à cette vie de fils. Alors sortons de tous ces faux signes, de ces recherches de signes, et osons nous engager dans l’inévidence d’une vie de foi, où il faut chercher son chemin, assumer sa responsabilité dans les choix que nul ne peut nous dicter, et fabriquer avec lui le « signe » de notre vie de fils.
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