Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Ce texte, le début de ce qu’il est convenu d’appeler la « prière sacerdotale », a déjà été commenté Vivre et aimer. Il s’agit des mots que Jean choisit de mettre dans la bouche de Jésus à l’issue de sa longue prise de parole appelée parfois « discours d’adieu » : devant l’imminence de son arrestation et de sa fin, Jésus adresse aux disciples d’ultimes paroles et, pour finir, s’adresse à haute voix devant eux à son père -ce qui est encore une manière de s’adresser aussi à eux, en les faisant témoins de son intimité avec son père.
Je suis frappé cette année, en relisant ce passage, par ce thème de la « gloire », qui me semble quelque peu inattendu. Le thème est fortement présent dès le premier paragraphe, et on peut le faire ressortir ainsi : « Père, elle est venue l’heure : glorifie ton fils de sorte que le fils te glorifie […] Moi je t’ai glorifié sur la terre […]. Et maintenant, toi, glorifie-moi […] avec la gloire que j’avais […] » C’est l’ossature même du début de ce passage, ce qui laisse entendre que c’est la portée première de cette prière. Mais qu’est-ce que c’est que cette « gloire » ? Est-ce vraiment ce qu’il faut demander par-dessus tout au moment de mourir ? Est-ce là l’enjeu ? On sent le décalage…
Je pense que nous avons tous en tête la figure d’Achille, héros homérique s’il en est. Nous n’en avons pas nécessairement une connaissance précise, mais même sans le savoir nous en sommes imprégnés, parce qu’il est dans l’origine même de notre littérature, que sa figure a influencé toutes les figures successives que les écrivains ont inventées. Or Achille choisit une vie courte mais glorieuse, plutôt qu’une existence longue mais sans éclat, en acceptant de partir combattre aux côtés des grecs à Troie. C’est un choix conscient et qui ne demande pour lui aucune délibération, comme une évidence.
Il me semble que notre « idée » de la gloire est celle -là : celle d’un bien précieux entre tous, plus cher que la vie même. Et cela indique même en quoi la gloire consiste : elle est attachée à l’idée de célébrité, de réputation, avec un aspect universel et éclatant, et surtout qui dépasse la seule durée de la vie. Choisir la « gloire », c’est rechercher ce qui dure plus que la vie, ce qui s’étend plus que la vie, dans des cercles d’humanité au-delà de ceux au milieu desquels nous vivons. On voit que demander la gloire va nous attirer ou au contraire nous rebuter suivant la conception que nous avons de la vie : si la trace que nous laissons est pour nous ce qu’il y a de plus précieux, alors nous adhérons. Mais si la vie est pour nous autre chose, et en particulier si rien n’est plus précieux que la vie, la recherche de la gloire nous paraît vaine. Et c’est peut-être ce qui nous semble si curieux dans le début de ce texte.
Le mot en grec vient du verbe [dokéoo], « penser, admettre que, prétendre… » : il engendre ce nom d’action, [doxa], qui signifie d’abord l‘attente et, de là, ce que l’on admet, l’opinion. La [doxa] d’Achille, c’est d’abord la réputation qui, de son vivant, fait naître une attente à son égard : qu’il soit capable de ceci ou cela, qu’il ait telle influence sur le cours des choses. Mais aussi, en mourant jeune à la guerre, en ayant tout fait pour que son camp l’emporte, Achille s’attend que dans les siècles futurs et dans la mémoire des hommes, bien au-delà de la Grèce peut-être, on dise ce qu’il a fait, ce qu’il a été, et les effets impérissables de sa vie dans l’histoire des hommes. Il faut rattacher cela à la conception des Grecs anciens selon laquelle la véritable mort, c’est l’oubli : les rituels des défunts, les commémorations, les anniversaires, tout cela vise à ne pas laisser disparaître dans l’oubli ceux qui ont perdu la vie, sans quoi ils la perdraient tout-à-fait. On comprend le prix de la gloire : en ne s’effaçant jamais de la mémoire des hommes, une personne ne meurt jamais entièrement. Son héroïsation la fait d’ailleurs passer dans le régime d’un monde supra-humain, celui réservé aux immortels.
Jésus aussi meurt jeune : je pense qu’on voit bien comment sa demande de glorification résonne pour nous avec celle d’Achille. Je ne dis pas qu’elle est la même, mais je dis que nous, avec notre éducation, notre culture, l’univers qui est le nôtre, ne pouvons pas les entendre séparément. Ce que les traducteurs en grec de la bible ont rendu par le mot [doxa], avec d’ailleurs une certaine originalité, est le mot hébreu [kabôd] : dans cette langue-là, le mot est associé à l’idée de « poids », c’est l’idée d’un élément dynamique inhérent à la chose même, ce qui appartient à l’être même d’une chose mais qui la manifeste dans un mouvement ou une action intrinsèque. Finalement, la différence entre les deux est réelle, sans être cependant décisive : dans les deux cas il y a l’idée de manifestation, de rayonnement, d’éclat. Mais la [doxa] est forgée par d’autres sur la base de ce qu’une personne a fait, quand le [kabôd] vient de la personne elle-même et se traduit d’abord dans ce qu’elle fait avant d’atteindre d’autres et d’influer sur d’autres.
Que demande donc Jésus, en demandant à son père de « glorifier son fils » ? Bien sûr, au moment où il va perdre sa vie, il lui demande que cette perte même soit plus grande et plus valable que sa vie même. Il dit que ce pour quoi il donne sa vie lui est plus cher que sa vie même. Mais il ne le dit pas d’une « réputation » qu’il voudrait forgée par d’autres, et il ne demande pas à son père de forger lui-même sa réputation dans les cœurs des hommes. Il demande que l’action même qu’il entreprend, celle de perdre sa vie, vienne du plus profond de sa personne et, par là, puisse atteindre à des temps et des espaces qui dépassent de beaucoup les temps présent et les lieux actuels.
Je viens d’écrire une énormité : comment la « passion » pourrait-elle être une « action » ? Comment la mort qu’on lui inflige pourrait-elle être une action de sa part ? Mais c’est, me semble-t-il, le cœur même de sa demande. Parce qu’il a au cœur que cette mort qu’il subit soit une offrande de sa part, elle devient action. Ou plutôt, sans que jamais cette mort ne soit un suicide, l’action de l’offrande (de sa vie) devient plus forte que la suppression (de sa vie) qu’on lui inflige. Il demande que sa mort soit, non pas le terme d’une vie pleine de sens, mais l’acte suprême de vie, le sommet d’intensité de sa vie. Il demande que, par l’offrande de soi, sa mort (subie) soit Vivre.
Pourquoi le demande-t-il ? Cela ne dépend-il pas de sa seule décision, de son libre choix ? Il me semble que non, ou du moins pas tout-à-fait. Il ne dépend que de lui de faire ce choix, de faire de sa mort une offrande par où il ne vive jamais plus intensément qu’en ce moment-là, si pour lui vivre c’est aimer, si pour lui vivre c’est s’offrir et se livrer. Mais que la mort elle-même, objectivement, soit Vie, cela il ne le peut puisqu’elle va précisément le happer et le faire disparaître. C’est son père seul qui pourrait faire une telle chose : Jean prépare déjà son lecteur à la résurrection, mais en lui donnant un sens très précis et très profond. Il ne s’agit pas d’un simple ré-apparition (« Je suis là – Je ne suis plus là – Je suis là »), il s’agit de la vie à jamais dans la mort, de la vie-pour-toujours au maximum d’intensité qu’elle a pu atteindre dans l’offrande de soi.
Jean a pour dire cela également un symbole visuel : pour lui, la mise en croix est le début de l’élévation. Il ne considère pas le moment où le condamné est cloué à la lourde traverse qu’il a portée jusqu’au lieu de son supplice : cet enclouage se fait à terre. Il considère le moment où les bourreaux soulèvent de part et d’autre cette traverse et hissent ainsi le corps du supplicié vers le ciel pour le poser au sommet du mât toujours fixe. Et pour Jean, cette « élévation » est le début du mouvement d’élévation qui l’emmène au ciel. Image saisissante et inoubliable, une fois perçue.

Jésus demande à son père de faire que ce mouvement d’offrande qui part de son cœur, qui est le cœur de son cœur, se répercute et se diffuse jusqu’aux confins du monde et jusqu’à la fin des temps. Et cela, « de sorte que le fils te glorifie« , c’est-à-dire pour faire là aussi apparaître qu’une telle offrande de soi n’a d’égale, ou ne trouve son origine dans autre chose, que le don fait de son fils par un père aimant le monde à la folie. « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils unique.«
Il me semble alors que ce thème de la gloire a en fait beaucoup de sens pour nous. Il s’agit dans le fond du sens que nous donnons à nos existences et à celles des êtres aimés. La mort est inéluctable, elle viendra séparer cruellement tous ceux qui ne demandent qu’à ne jamais être séparés. La clé que donne Jean, la clé que Jean puise dans sa compréhension du mystère de Jésus, c’est l’offrande. Faire de sa vie une offrande, faire offrande de tout ce que l’on a et de tout ce que l’on est à ceux qu’on aime, c’est le cœur de la vie, à quoi la mort ne peut porter atteinte, où la mort meurt elle-même. Choisir pour lesquels on veut vivre et faire offrande de sa vie, faire offrande de ceux qui nous sont plus chers que la vie et qui pourtant la quittent, c’est se situer dans la résurrection, c’est éterniser son cœur, c’est se disposer à ce que le père de Jésus éternise la personne qui aime dans le rayonnement et l’éclat de son amour. Une telle perspective se construit, c’est l’œuvre d’une vie, c’est une offrande qui s’apprend jour après jour dans le jeu complexe des relations et des évènements quotidiens.