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Jésus s’est donc manifesté de manière plus entière à ses disciples : il n’a pas récusé le titre de Messie (ou Christ) que lui a donné Pierre, mais a d’une part interdit qu’on en use, d’autre part choisi de le compléter d’une manière incompréhensible et apparemment incompatible avec l’annonce de sa Passion et de sa mort. Oui il sera porteur d’une continuelle victoire, mais dans une perpétuelle défaite. Quel paradoxe ! Cela change tout pour qui veut le suivre, et tous sont prévenus : les conditions sont désormais de se renier soi-même (c’est-à-dire d’accepter de n’être pas soi-même le sauveur), de « porter sa croix » et alors, à ces deux conditions, de le suivre.
Mais Jésus a fait plus pour se manifester : il a aussi pris avec lui précisément Pierre, avec les deux frères Jacques et Jean, et a été métamorphosé devant eux sur la montagne. Il leur est apparu discutant avec Moïse et Elie, les deux personnages à qui la tradition juive reconnaît le titre de « schaliah », c’est-à-dire de ministres plénipotentiaires de Dieu, d’hommes à qui a été dévolu la capacité d’engager Dieu lui-même par leurs initiatives. Tout cela constitue du nouveau, et les disciples ont besoin de « décanter », de mieux saisir tout cet ensemble, d’entrer dans ce que Jésus leur manifeste désormais de lui-même. Il « commence à les instruire« , comme nous l’avons vu la semaine dernière : c’est lui qui seul peut leur servir de guide. Cette instruction se fait d’abord à l’occasion de la guérison d’un enfant épileptique : les disciples qui étaient restés au pied de la montagne n’y sont pas parvenus, et Jésus va le faire, en appelant la foi du père de l’enfant, et de telle sorte que l’enfant va sembler mort mais reprend vie (l’annonce du mystère pascal reste constante). Et nous voilà au passage d’aujourd’hui.
« Sortant de là, ils font route à travers la Galilée,…« , jusque-là, rien que d’assez habituel, « et il ne voulait pas que qui que ce soit le sache;… » : voilà qui est plus étonnant. Il va partout, il fait le tour des villes, des bourgades, des villages, mais voilà qu’il semble se méfier de la foule : alors qu’il dialoguait avec le père de l’enfant épileptique, il s’est dépêché de guérir son fils parce qu’une foule commençait de se former autour d’eux. Et maintenant, il veut traverser la Galilée sans que qui que ce soit le sache. Sans doute aussi se sait-il recherché par les autorités : s’il annonce sa mort, c’est que corrélativement il sait qui la veut et qui en a les moyens. Et de fait, Marc ajoute : « il enseignait en effet ses disciples et leur disait que le fils de l’homme est livré aux mains des hommes, et ils le tueront, et tué après trois jours il se dressera. » Le fils de l’homme aux mains des hommes : les mots se font écho, et laissent entrevoir la nature profonde du drame qui se noue. Venu en faveur des hommes, ceux-ci s’emparent de lui et le tuent.
Mais il y a aussi, dans ce rapprochement de mots, un paradoxe qui s’accentue. Le « Fils de l’homme », c’est une autre figure de salut dessinée par l’espérance d’Israël. Le « messie », c’est une figure politique, un salut « horizontal » : un homme (suscité par Dieu, certes) rassemble les autres pour réaliser l’Israël idéal et accomplir l’Alliance, avec des moyens d’ici-bas comme la lutte politique, la lutte armée, etc. Le salut est réalisé entièrement en ce monde-ci. Jésus ne veut pas qu’on l’annonce sous ce vocable, mais il ne reproche pas à Pierre son usage. Le « Fils de l’homme », en revanche, c’est un vocable choisi par Jésus lui-même, avec toute la vraisemblance historique possible, car si les évangélistes mettent ce mot dans la bouche de Jésus à son propre sujet, nul autre ne l’emploie, et pas non plus en dehors des évangiles : nul n’a osé. Le « Fils de l’homme », c’est une figure surnaturelle ou merveilleuse, un salut « vertical » : un être céleste qui vient d’auprès de Dieu (façon Goldorak) et réalise la promesse divine de salut, remportant avec lui tous ceux qu’il aura sauvés. Le salut est réalisé entièrement dans l’autre monde, celui de Dieu, et consiste presque dans le fait d’être tiré de ce monde-ci. Mais que le « Fils de l’homme » soit « livré aux mains des hommes« , voilà qui est encore plus impensable que pour le messie !! Jésus énonce des choses absolument inaudibles pour ses disciples, comme pour quiconque alors, du reste.
Réaction des disciples ? « Eux cependant ne comprennent pas ce mot, et ils ont peur de l’interroger. » Ils ont même peur de l’interroger. Le verbe [fobéô] donne phobie, il est fort, ce n’est pas une petite peur. Il y a quelque chose dans les mots de Jésus qui les effraye vraiment, qui les effraye au point de ne pas vouloir en savoir plus. Or c’est déjà la deuxième fois, selon Marc, que Jésus leur dit clairement à quoi il faut s’attendre à son sujet. La première fois, cela s’est mal passé : Pierre l’a pris à part pour lui dire qu’il ne fallait pas parler comme ça. Cela se passera-t-il mieux cette fois-ci ? C’est plutôt mal parti mais on ne sait jamais…
Les voilà à Capharnaüm. Une fois arrivés « à la maison » comme dit toujours Marc, c’est-à-dire vraisemblablement chez Pierre où ils sont logés chaque fois qu’ils sont dans cette ville, Jésus interroge ses disciples. Eux avaient peur de lui poser la moindre question, mais lui non. « Vous dialoguiez à quel sujet, en chemin ? » A vrai dire, le verbe [dialoguidzomaï] signifie d’abord calculer, faire ses comptes, calculer exactement en soi-même; il signifie aussi distinguer par la réflexion, discuter. Jésus a entendu en chemin ses disciples discuter, mais sur le ton de ceux qui font ou demandent des comptes, le genre de discussion animée dans laquelle un intérêt, voire plusieurs intérêts, est ou sont en jeu. Il n’est pas intervenu alors, mais maintenant il n’a pas peur, lui, d’interroger. « Eux cependant se taisaient;… » : décidément, le silence est permanent. La peur encore ? La honte, cette fois ? C’est terrible cette manière de garder le silence quand il faudrait parler. Il y a des silences coupables : les seuls qui sont justifiés sont ceux qui sont animés par l’amour, ceux qui sont faits pour permettre à quelqu’un de grandir. Mais là, il s’agit de silence pour se dérober.
Marc donne l’explication : « Entre eux en effet ils discutaient en chemin qui est le plus grand. » Pourquoi un tel sujet ? C’est transparent : ils ont peur d’interroger Jésus sur la suite dont il parle pourtant ouvertement, mais ils commencent tout de même à saisir que cela va mal finir pour lui. Leur discussion, et l’on comprend qu’elle soit âpre car les intérêts en sont grands, est de savoir qui va être le chef après ! Sans pudeur, les querelles de successions commencent déjà, et les querelles de pouvoir ! On comprend qu’ils se taisent : de tels échangent montrent pour Jésus un attachement qui n’est pas exempt de calculs ni d’ambitions, au point de s’accommoder somme toute assez vite de sa disparition annoncée.
Ils se taisent mais Jésus n’est pas dupe. « Et s’étant assis, il appela les Douze » : l’instant est solennel, on pourrait traduire « siégeant, il convoque les Douze« . Ce sont les mêmes mots que Matthieu emploiera avant que Jésus n’énonce les Béatitudes, décrivant cette attitude souveraine, cette autorité incontestable et… unique. Il appelle, ou convoque, comme il a appelé déjà à sa suite, il y a comme un recommencement ici. Et ce sont clairement les Douze, donc ceux à qui il a confié une fonction très particulière, ceux qu’il a « établi pour être avec lui et pour les envoyer proclamer avec pouvoir de chasser les démons » (ainsi s’exprime Marc, Mc.3), ce sont clairement eux et pas tous les disciples qui doivent être instruits. La tentation du pouvoir s’est manifestée chez eux, et il faut y porter remède : il va le faire sur deux plans, celui des rapports entre eux et celui des rapports avec les autres.
D’abord les rapports entre eux : « Si quelqu’un veut être premier, qu’il soit dernier de tous et serviteur de tous. » [prôtos], c’est bien le premier, autant avec l’idée d’espace que celle de rang ou de nombre. [eskhatos], c’est bien le dernier, exactement dans les mêmes ordres d’idée, c’est l’opposé exact. [diakonos], c’est celui qui est au service de, ou celui dont on se sert : autrement dit, il ne s’agit pas seulement de celui qui se met gracieusement et volontairement au service, comme il veut et quand il veut, c’est aussi celui auquel on assigne des tâches ou auquel on fait jouer un rôle sans qu’il le veuille. Alors voilà le remède à cette tentation du pouvoir : « si quelqu’un veut… », cela arrive, ce n’est d’ailleurs pas forcément mauvais en soi : il faut bien qu’il y ait parfois un ou des premiers. Mais il y a des conditions pour épurer ce désir, c’est d’être (et pas de « vouloir être » ou « prétendre être ») exactement le contraire, le dernier. Et cela se manifeste par le fait d’être serviteur au sens explicité plus haut, de se voir assigner des tâches ou des rôles par tous les autres, tous les autres. Il ne s’agit pas de parader et de cacher ses appétits de pouvoir derrière un écran de mots, en disant à qui veut l’entendre « mais je suis au service, mais c’est un service que j’assume. » Il faut accepter de se voir dicter par tous le rôle et les tâches. C’est finalement se faire déposséder du pouvoir lui-même (qui repose dans les autres tous ensemble, puisqu’ils assignent rôle et tâches) pour n’être investi que de la charge de la première place. Inutile de dire qu’elle a sans doute beaucoup moins d’attraits…
Ensuite, les rapports avec les autres : et là, il y a une petite mise en scène. Jésus place un enfant, un petit enfant, au milieu d’eux. A priori, un enfant est à cette époque tenu pour un ignorant, quelqu’un qui n’a pas encore de place sociale. C’est pour cela qu’ailleurs, les disciples écartent les enfants qui veulent s’approcher de Jésus : ce n’est pas qu’ils n’aiment pas les enfants, mais c’est par considération pour Jésus et son enseignement (en effet, plus on estimait l’enseignement d’un Rabbi, plus son auditoire devait être restreint et trié sur le volet, avec l’exigence d’avoir déjà reçu d’autres enseignements). Et « le portant dans ses bras« , preuve qu’il est encore tout petit mais aussi qu’il se comporte avec lui comme un parent proche, « il leur dit : quiconque recevra l’un de ces petits enfants en mon nom, c’est moi qu’il recevra; et quiconque me recevra, ce n’est pas moi qu’il reçoit mais celui qui m’a envoyé. » Le geste est parlant : recevoir, c’est comme on reçoit un petit enfant. On ne lui pose pas de question, on ne lui pose pas de conditions, on lui ouvre les bras et on le serre sur son cœur. MAIS, dans le même temps, et c’est me semble-t-il le sens de la parole prononcée par Jésus, on est averti que ce petit n’est en rien le jouet dont on dispose : il a la dignité, mieux : il est la présence même du seigneur et du maître. Celui qui exerce une autorité en ce monde doit recevoir les plus petits qui viennent à lui comme il reçoit son maître, et même le maître de son maître. Celui qui est reçu ne saurait en aucun cas être instrumentalisé, écrasé, soumis, au contraire.
On le voit, Jésus est sans pitié pour l’appétit de pouvoir. C’est qu’il connaît cette tentation pour la plus grande. Marc ne rapporte pas de tentations de Jésus au désert dans le détail, c’est Matthieu et Luc qui auront cette idée, toute littéraire : et en effet, comment rendre compte d’une réalité constante, sinon en l’inscrivant dans un récit qui la fasse apparaître ? Mais nos trois auteurs savent, les uns comme les autres, que Jésus se bat -et victorieusement- constamment contre ces trois grandes formes de tentation du pouvoir, celle de rendre dépendant de soi (« dis que ces pierres deviennent du pain »), celle de fasciner (« jette-toi en bas ») et celle de se compromettre ou de transiger avec son cœur (« prosterne-toi devant moi pour m’adorer »). Prévenu contre la monstruosité de la tentation du pouvoir, la plus grande, la plus insidieuse, la pus destructrice, Jésus est intransigeant, et d’autant plus avec ceux qui lui sont les plus proches, avec ceux qu’il invite à partager sa mission.
Il est significatif que l’atteinte portée aux enfants soit la marque de l’abus de pouvoir. Cet évangile juge les responsables, c’est devant lui qu’ils ont à rendre des comptes. Or en matière d’abus de pouvoir, ce sont les Douze qui sont convoqués par Jésus : c’est là qu’est l’abus de pouvoir ultimement responsable de ce qu’ont subi et que subissent encore de nombreux enfants.
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